Le séminaire « Expertises économiques et actions environnementales » accueillera
Béatrice Cherrier et Liliana Doganova
Actualisation
Dans cette séance, les invitées interrogent l’actualisation comme forme prépondérante de prise en compte du futur par et dans l’économie, en tant qu’outil de modélisation économique, technologie politique, et manière de faire exister le futur – et notamment celui du climat et de l’environnement. Pour ce faire, les invitées retraceront à la fois l’histoire intellectuelle de l’actualisation et les effets de son déploiement comme technique de valorisation.
Béatrice Cherrier (CREST)
How the « Ramsey formula » came to define time discounting in economics (1950-2000)
L’article présenté, écrit avec Pedro Garcia Duarte, étudie l’émergence et la stabilisation de la formule de Ramsey comme cadre majeur pour l’actualisation – c’est à dire la prise du futur dans les modèles économiques. Contrairement à ce qui est largement admis, la formule ne trouve pas son origine dans l’article canonique de Frank Ramsey (1928). Nous retraçons comment les économistes, tant dans le domaine politique qu’universitaire, furent à partir des années 1940 de plus en plus confrontés à la question de l’actualisation dans les décisions d’investissements publics. Ils furent ainsi conduits à appliquer des modèles théoriques de croissance optimale. Cette boite à outil fit l’objet de débats dans les années 1970 et 1980, alors que la crise énergétique faisait de l’actualisation pour le futur lointain une question prépondérante. Nous montrons que c’est seulement dans les années 1990, lorsque l’actualisation dans les modèles climatiques fut débattue au sein des communautés associées au GIEC et à l’IIASA, que la formule de Ramsey se stabilisa comme cadre dominant. Initialement conçue comme une condition d’optimalité mathématique, elle devint une définition du taux d’actualisation, laquelle ne fut pas remise en cause lors des passes d’armes entre les « descriptivistes » et les « prescriptivistes. » Notre recherche démontre le rôle central de Kenneth Arrow dans la diffusion de cette formule. Elle souligne aussi une tension persistante entre la cohérence théorique, choix éthiques et contraintes de « tractabilité » dans le choix de modélisation des économistes.
Liliana Doganova (CSI-i3, Mines Paris – PSL)
Actualiser le futur : une technologie politique
La crise climatique et écologique soulève une question : avons-nous perdu la capacité d’agir sur le futur ? Dans cette présentation, je propose d’approcher cette question à travers les dispositifs qui composent notre relation au futur. Je m’intéresse à un dispositif que les débats récents sur l’(in)action climatique ont mis en lumière mais qui fait partie intégrante des pratiques économiques et des politiques publiques depuis des décennies : l’actualisation du futur (« discounting » en anglais), une technique qui calcule la valeur des choses en projetant dans le futur les flux de coûts et de bénéfices qu’elles sont susceptibles de générer tout en réduisant la valeur de ces flux futurs pour les traduire dans le présent. En reprenant les arguments développés dans mon livre Discounting the Future: The Ascendancy of a Political Technology (Zone Books, 2024), j’identifie trois problèmes au cœur des débats sur l’actualisation du futur. Le futur vaut-il moins que le présent et comment devrait-il être compté ou décompté ? La valeur vient-elle du futur et comment envisager le futur et agir dans présent sont-ils liés ? L’actualisation du futur est-elle une forme d’action générale ? Je discute ces trois problèmes à partir de quelques exemples actuels ou tirés de la sociologie historique de l’actualisation que propose le livre. Analyser l’actualisation du futur comme une technologie politique amène à interroger la relation entre temporalité et valorisation. Déplacer la focale du problème de la (non-) connaissance du futur à celui de sa (dé)valorisation permet de renouveler l’examen de ce que agir sur le futur signifie et implique.
Béatrice Cherrier est directrice de recherche en histoire de l’économie au CNRS et professeure à l’école Polytechnique. Elle travaille sur l’histoire de l’économie appliquée depuis la Seconde Guerre Mondiale. Elle s’’intéresse à plusieurs déclinaisons de ce qu’est le « travail appliqué » en économie: l’histoire de certains champs (économie publique, urbaine, environnementale, macroéconomie) ; les pratiques des économistes hors du monde universitaire, en particulier au sein des banques centrales et des institutions internationales ; l’influence de l’informatisation sur les modèles, outils et pratiques des économistes, en particulier leurs contraintes de « tractabilité » ; enfin, elle travaille sur les conséquences du prestige grandissant de l’économie appliquée sur le crédit scientifique accordé aux femmes économistes depuis les années 1970.
Liliana Doganova est chargée de recherche à Mines Paris – PSL et chercheuse au CSI (Centre de sociologie de l’innovation, I3 UMR 9217). Au croisement de la sociologie économique et de la sociologie des sciences et des techniques, ses travaux ont porté sur les business models, la valorisation de la recherche publique et les marchés des bio- et éco-technologies. Ses nouveaux projets de recherche portent sur la valorisation des forêts (recherche menée dans le cadre du projet Valuethreads, coordonné par Kristin Asdal à l’Université d’Oslo) et le prix des médicaments (recherche menée avec Vololona Rabeharisoa dans le cadre du projet SPIN). Liliana est co-responsable, avec Clément Marquet, de l’option Affaires Publiques et Innovation à l’Ecole des Mines de Paris. Elle est membre des comités de rédaction de Valuation Studies et Journal of Cultural Economy.
Infos et inscription
Date : Vendredi 10 janvier 2025, 11h-13h
Lieu : École des Mines, 60 boulevard Saint Michel, 75006 Paris. Salle Chevalier
Une transmission par visioconférence / zoom est également prévue. Le lien sera transmis sur inscription juste avant le séminaire.
Le séminaire est ouvert à tous. Pour participer au séminaire, merci de vous inscrire ici.
Contact : Béatrice Cointe, Kewan Mertens ou Alexandre Violle
En savoir plus sur les attendus et le programme du séminaire
Crédit photo : Béatrice Cherrier, CNRS.
Crédit photo : Liliana Doganova, CSI-i3, Mines Paris – PSL