Du pragmatisme au méliorisme radical

Le Dossier “Du pragmatisme au méliorisme radical” préparé par Antoine Hennion et Alexandre Monnin est paru dans SociologieS

SociologieS, mai 2020 [Dossier accessible en ligne]

Présentation du Dossier

L’étrange moment dans lequel nous sommes plongés, si difficile à appréhender, offre au thème de ce Dossier une actualité inattendue, alors qu’il a évidemment été préparé avant cette crise. À vrai dire, nous nous en serions bien passés, et il serait malvenu d’en profiter pour faire sa promotion, si ce n’est pour relever l’étonnante facilité avec laquelle les réalités qui semblaient le plus solidement établies peuvent être remises en cause du jour au lendemain (même si on ne sait pour combien de temps…), tant au niveau du rôle de l’État, des frontières et des souverainetés nationales, du poids de la dette ou de la place des services publics, qu’à des niveaux plus personnels, mais tout aussi décisifs, tels que le tissage du temps et de l’espace du quotidien de chacun, ou que l’interrogation sur ce que nous tenons pour important, voire vital. La fragilité n’est pas l’inverse de la solidité, de la durée ou de la solennité des choses, elle n’est pas à nos marges, elle n’est ni un défaut à réparer, ni un état provisoire, elle est notre sort commun.

Le présent Dossier fait écho à une série de séminaires et d’événements organisés autour de ce thème et de ce que cette attention à la fragilité vient bousculer dans nos manières d’enquêter. Si, bien sûr, nous n’avons pu réunir ici que quelques-uns des participants à cette réflexion au long cours, tous les auteurs rassemblés ici y ont contribué, à divers moments : le séminaire Attachements[1], le séminaire de recherche Maintenir/soutenir[2], la formation SPEAP lancée en 2010 par Bruno Latour à Sciences Po[3] et le colloque « De la Passion Musicale aux êtres fragiles »[4].

En introduction, les coordinateurs du Dossier reviennent sur ce parcours, qui nous a conduits à réinterroger notre discipline et ses méthodes. Dans les pas du pragmatisme, comment rendre l’enquête plus ouverte aux objets en cause, aux problèmes formulés par les personnes concernées, à la constitution même des choses ? Qu’est-ce qu’impliquent le renoncement à toute posture d’extériorité par rapport aux mondes en train de se faire et l’abandon de l’idée d’un « social » qui serait régi par sa propre logique ? Après avoir situé notre démarche par rapport aux divers courants récents qui se sont réclamés d’une sociologie pragmatique et discuté d’autres formes réactualisées de recherche-action ou d’enquête sociale engagée, telles que les multiples studies à l’américaine, nous défendrons une conception radicale de l’enquête sociale, en réactivant le mot de « méliorisme » emprunté aux premiers pragmatistes américains.

Le projet est aussi de surmonter un paradoxe inhérent aux leçons sur la méthode, toujours à la limite de l’oxymore : elles forcent à formuler sur un mode général, et le plus souvent négatif – une liste de ce qu’il ne faut pas faire… – des façons de mener l’enquête dont on souligne en même temps la dépendance étroite à chaque cas particulier. Ne pas nous précipiter vers une analyse rassurante, comme s’il s’agissait coûte que coûte de rendre raison à une réalité qui nous déborderait ; ne pas laisser une interprétation clore un présent qui se déroule ; ne pas forcer l’analyse pour avoir le dernier mot… Plutôt qu’un cadre théorique commun qui s’appliquerait à des objets variés, peut-être est-il plus juste de dire que c’est une attitude que nous avons recherchée ensemble, voire une réserve, qui nous rende plus sensibles à l’indétermination têtue de ce dont il s’agit. Comment affûter l’art de se laisser attraper par l’expérience en cours, toujours ouverte à des possibles incertains, et pouvoir nous-mêmes en saisir des éclats pertinents ?

L’un des axes centraux de nos questionnements tient donc à la nécessité de suivre pas à pas le chemin qui va de la fragilité des choses observées à celle de la recherche elle-même, et réciproquement, pour repenser le lien à établir entre les deux, non pas sur le modèle classique d’un « recul » réflexif du chercheur sur sa position ou d’une « montée » en généralité, mais au contraire sur le mode d’un rapprochement obligé aux acteurs concernés et aux situations problématiques. Cette exigence a guidé le choix des articles rassemblés dans ce Dossier. C’est un trait commun frappant de textes à l’écriture par ailleurs très différente : nous n’avons cessé de réaliser combien cet effort de retenue, d’attente, cet art de « laisser arriver » les choses avant de les reprendre, nous rapprochait en réalité de la manière la plus ordinaire dont les acteurs concernés traitent les situations. Peut-être ne faisons-nous finalement que réinventer l’ethnométhodologie, ou mieux, en reformulons-nous une qui ne soit plus obsédée par la seule performation répétitive de l’ordre social, mais qui guetterait la pulsation indécise des choses… On le voit, cela exige des précautions et des inventions méthodologiques, mais cela va bien au-delà d’une police disciplinaire : si le monde est toujours en train de se faire, comme disait William James, c’est bien que la formation tâtonnante et controversée de nos problèmes communs ne peut se penser qu’au présent, là, dans l’expérience en cours – c’est aussi que, entièrement tissée par les liens qui la tiennent, grosse de futurs pluriels, elle dépend de nos engagements, pour le meilleur ou pour le pire.

Présentation des articles

Les articles de ce Dossier portent sur des objets variés : le travail d’agents de maintenance (Jérôme Denis et David Pontille), une réunion organisée avec des personnes dites précaires (Anthony Pecqueux), l’accompagnement de la fin de vie (Anne-Sophie Haeringer), la vie près de Fukushima « après » la catastrophe (Sophie Houdart) et enfin, à travers un triple entretien mené auprès d’eux par une chercheuse (Yaël Kreplak), la conception de l’enquête défendue par des artistes qui, sur des modes divers, font de cette façon de travailler la base de leur œuvre (Thierry Boutonnier, Gwenola Wagon et Alexis Guillier). En revanche, les problèmes que posent tous ces auteurs nous ont paru pouvoir être formulés en des termes proches, autour de quelque chose comme une pragmatique de l’attention : un déplacement de l’objet de l’analyse sociologique vers la mise en question de l’expérience même et des façons de la saisir. Autre façon de le dire, dans tous les cas il s’agit de prendre au mot la célèbre formule d’Erving Goffman, « que se passe-t-il ? », mais sans la limiter de façon plus ou moins explicite aux relations sociales définissant une situation en cours : en l’ouvrant à la constitution même des objets ou des êtres en cause. Eux aussi, ne sont-ils pas des passants ?


Antoine Hennion et Alexandre Monnin

Introduction générale [Texte intégral]

Du pragmatisme au méliorisme radical : enquêter dans un monde ouvert, prendre acte de ses fragilités, considérer la possibilité des catastrophes.

Des enquêtes ouvertes sur des entités fragiles
Défendre une version radicale du pragmatisme
Prendre acte de l’incertitude radicale de ce qui peut advenir
Dépasser les clivages professionnels et disciplinaires
Une pragmatique de l’attention
Pour un méliorisme radical ?

Jérôme Denis et David Pontille

Maintenance et attention à la fragilité [Texte intégral]

Maintenance and attention to fragility

Ce flottement sur la nature même des choses, le premier article le met en évidence à propos d’objets dont le moins que l’on puisse dire est que leur statut ontologique n’est pas facile à déterminer : des traces, des fuites. Qu’est-ce qui fait qu’un graffiti soit une tache, ou une provocation, ou un décor urbain, ou même une œuvre ? Quelle est la réalité matérielle d’une fuite, voire de la possibilité d’une fuite ?

Inspecter un réservoir d’eau – descendre (© J. Denis)

En enquêtant sur le travail de maintenance d’équipements urbains, les auteurs prolongent ainsi vers la fragilité des choses les questions soulevées d’un côté par la sociologie du travail et des professions, et de l’autre par les travaux sur le diagnostic, la vision, la perception. Comment, à partir d’indices invisibles aux autres, les « mainteneurs » font-ils le départ entre l’insignifiant et ce qu’il faut traiter ? Comment ces agents décrivent-ils eux-mêmes l’entraînement pratique qui affine leur sens de la bonne alerte ? L’analyse se décale ainsi inéluctablement de l’idée de rupture, de panne à réparer, de défaut à corriger : au contraire, à travers l’art du contact corporel et l’attention flottante que, tout équipés qu’ils soient de règlements, d’outils, de compétences acquises, ces professionnels aux aguets développent, c’est la continuité incertaine de la vie des choses qu’ils nous révèlent, tout en apprenant à l’ausculter, avant d’éventuellement en prendre soin.


Anne-Sophie Haeringer et Anthony Pecqueux

La vulnérabilité comme ouverture à la contingence. Deux enquêtes situées [Texte intégral]

Vulnerability as openness to contingency. Two situated studies

 Comment rendre compte de situations dont l’objet même est indéterminé – plus que cela, dont l’indétermination est une nécessité, voire le seul moyen de réaliser leur objet ? La formule convient d’abord pour rendre compte d’une réunion du « lieu de parole » régulier ouvert à des personnes précaires dont Anthony Pecqueux accompagne le déroulement, veillant à l’instar des organisateurs à ne pas le « surdéterminer », comme on dit très justement. Loin de faire s’installer un flou artistique, sous prétexte qu’en effet on ne sait rien de ces personnes, ni ce qu’elles veulent au juste (si cela même a un sens), cette absence d’objet clair, par rapport au « management » de réunions plus cadrées, requiert de la part des organisateurs une intervention constante, comme s’ils jonglaient avec des possibles en essayant de n’en laisser tomber aucun. La même formule vaut tout autant pour les « soins » palliatifs, définis justement par l’abandon de l’objectif même de guérir, voire de soigner quoi que ce soit : la mort n’est pas leur « fin », aux deux sens du mot. Le cas ouvre un espace quasi expérimental à la seule présence du présent : tout geste à faire, ici et maintenant, ne tient plus qu’à une attention, jamais sûre d’être juste. L’incertitude n’est pas accidentelle mais définitive, on ne saura jamais si l’on a bien fait. Mais Anne-Sophie Haeringer montre que, loin d’amoindrir ou de relativiser la notion même de soins, le fait de leur ôter toute finalité en ouvre au contraire à l’infini l’éventail des registres.

De l’indétermination des objets en cause à l’attention de professionnels, on remonte ainsi au trouble du chercheur, qui partage ce doute. Dans leur article écrit à deux voix sur ces enquêtes distinctes[5], c’est à leur tour l’ethnométhodologie et l’analyse de conversation que les auteurs poussent dans leurs retranchements. La description change de statut, lorsqu’elle ne cherche pas à déterminer des éléments donnant prise à une analyse externe, mais à rester ouverte aux possibles inaboutis, à l’entremêlement de pistes qui ne seront pas suivies, mais qui auraient aussi pu être reprises. L’indétermination y gagne un véritable statut : elle ne veut pas dire que tout est possible, elle réclame au contraire une attention augmentée, difficile à instrumenter, non seulement au fameux « ce qui se passe », mais à tout ce qui aurait pu se passer, ou s’est peut-être passé, sans qu’on n’ait jamais de réponse, ni de retour des personnes aidées. Qu’il s’agisse de se demander ce qu’apporte le groupe de parole aux précaires, ou les soins aux patients qui vont bientôt mourir, cela suppose que, restant dans l’indétermination, tant les acteurs que le chercheur renoncent à avoir le dernier mot. Mais n’est-ce pas là plus la condition que la limite de toute enquête ?


Sophie Houdart

En déroute. Enquêter non loin de la centrale de Fukushima Daiichi, Japon [Texte intégral]

Disarroyed. Investigating near the Fukushima Daiichi power plant, Japan

Ce glissement même devient l’objet central du récit par Sophie Houdart de sa propre démarche à Fukushima, qui cette fois évoque plutôt le rituel réflexif désormais obligé en anthropologie. L’article tente une autre expérience, quelque chose comme une enquête sur l’enquête, moins au fil de son déroulement que des échecs qui rendent ladite enquête de plus en plus douteuse (il faudrait plutôt dire « doutante », si le mot existait !). L’autrice essaie de rendre compte le plus scrupuleusement possible de sa « déroute », alors qu’elle avait pris part à plusieurs équipées de chercheurs revenus à Fukushima après le désastre. Que se passe-t-il aujourd’hui aux alentours de la centrale ? Mais cette seule question la force à remettre en cause toute méthode préétablie. Il n’y a pas de prises et il faut lâcher celles qu’on croyait avoir. Rien n’est là, qui puisse s’observer. Il faut y passer soi-même, avoir peur d’un danger qui rôde dans le sol sans être localisable, faire des mesures qui n’arrêtent rien. L’insistante interrogation sur « ce qui se passe » prend ici un sens plus vital que jamais : ceci, tant pour les acteurs – qu’on voit apprendre peu à peu à vivre avec une menace invisible, mobile, impalpable, dont toute mesure se révèle variable, voire inutile – que pour la chercheuse qui, au-delà de ses propres inquiétudes et du doute constant sur la raison de sa présence, voit tous les indices changer de sens et ses interprétations se démentir l’une après l’autre, tandis que, comme elle le découvre avec surprise, les habitants renouent bien d’autres fils avec un territoire sur lequel, avant tout, ils continuent à vivre tout court, en le ré-habitant. Pour faire ainsi entendre la présence d’un passé, mi écrivaine, mi chercheuse, Sophie Houdart doit elle aussi réinventer des façons d’écrire ce qui lui arrive, seul moyen de dire ce qui arrive, au-delà et en deçà de la catastrophe, sans qu’aucune sommation ne soit possible.

Une seule maison était encore debout, qui me fit saisir, comme en négatif, qu’un village avait existé à cet endroit. (© S. Houdart)

Yaël Kreplak, Thierry Boutonnier, Gwenola Wagon et Alexis Guillier

Des artistes, des enquêtes, des pratiques ingénieuses [Texte intégral]

On artists, inquiries and artful practices. A conversation between Yaël Kreplak, Thierry Boutonnier, Gwenola Wagon and Alexis Guillier

Il ne suffit pas de se rendre sensible à ce qui se passe : comment le rendre sensible, comment le constituer en problème public ? Pour pousser plus loin ce décentrement progressif par rapport à la posture du chercheur, le quatrième article décale encore d’un cran la perspective, sur un mode plus ouvert mais aussi plus partiel, vers d’autres horizons que celui des sciences sociales. En effet, loin du petit milieu sélectif et mondialisé des artistes reconnus, un grand nombre d’artistes fortement engagés enquêtent à leur façon sur les mondes en train de se faire – et utilisent le terme de projet, lui aussi commun avec les chercheurs désormais. Comme les poètes qui semblent parfois avoir mieux dit en quatre lignes ce qu’un sociologue prend un gros livre à formuler, ils mettent en forme autrement, pour les rendre visibles et discutables, des situations que, de façon plus explicite encore que dans le cas des chercheurs, ils « montent » en partie eux-mêmes, tout en s’appuyant sur des formes diverses d’enquête. Au-delà des mots ou de renvois d’ascenseur complaisants, y a-t-il en effet des leçons croisées à retenir de ces modes distincts de mise en forme des choses ?

Alexis Guillier, Images tirée du film Notre-Dame de France, 57 min, 2019

Pour ouvrir une piste plus que pour prétendre aboutir à un terme même provisoire, Yaël Kreplak a interrogé les façons de faire de trois artistes aux visées et aux actions très différentes, l’un d’eux (Thierry Boutonnier) étant passé par l’expérience vécue à SPEAP quelques années auparavant, dans une formation dont le but explicite, sur des réalités problématiques, était d’ouvrir des passages entre l’enquête en sciences sociales, la mise en débat politique et la mise en forme artistique. Pour autant, l’article n’est pas un recueil de trois entretiens, mais lui-même une enquête, sur les façons, très différentes entre elles, qu’ils ont de concevoir l’enquête : Thierry Boutonnier à partir d’actions collectives organisées avec des habitants pour développer d’autres rapports aux non humains et aux territoires ; Gwenola Wagon à partir du réinvestissement imaginaire de lieux nodaux où se jouent les transformations en cours impulsées par le numérique ; Alexis Guillier en ouvrant au sens le plus physique le ventre d’une statue géante de la Vierge, un de ces objets « irrésolus » : en la faisant résonner, en reconstituant son histoire, en montrant sa matérialité, il lui redonne la puissance d’une actualité.



[1] Séminaire organisé par Antoine Hennion au CSI de 2008 à 2017.

[2] Séminaire de recherche du CSI, organisé par Jérôme Denis, Anne-Sophie Haeringer, Antoine Hennion et David Pontille. Voir un « compte rendu personnel » par Antoine Hennion dans Pragmata [En ligne]

[3] Master d’expérimentation en arts politiques.

[4] Colloque organisé par Alexandre Monnin, Clermont-Ferrand, 24-26 septembre 2018.

[5] Ces deux enquêtes ont été conçues et discutées dans le cadre d’un même projet, « Haparêtre », ce qui a incité les auteurs à les présenter ensemble, dans un article double.

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