Trois couches de tissu, sept couches de politique

Morgan Meyer et Franck Cochoy

La crise sanitaire a radicalement transformé l’existence du masque. Avant la crise, il était peu visible dans le débat public et peu porté par le public. Avec la crise, le masque a fait proliférer incertitudes et débats ; il cristallise des enjeux sanitaires, économiques, et sociaux. Ce qui étonne le plus, c’est le paradoxe suivant : un objet a priori si simple, si bon marché, si facile à produire… s’est trouvé transformé en objet de convoitise, en objet controversé. Pour comprendre cette tension entre objet de masse et objet singulier, il nous faut « découdre » le masque pour faire ressortir ses différentes dimensions politiques.

[Géopolitique] Le masque est vite devenu un objet géopolitique. Les Etats-Unis ont été accusés d’avoir détourné des masques destinés à d’autres pays. La Chine a misé sur une « diplomatie du masque » en les livrant à des nations de son choix, tout en cherchant à améliorer son image à travers le monde. La chancelière allemande a appelé à une Union Européenne plus « souveraine » concernant la production de masques, tout en déplorant que cette production soit trop concentrée en Asie. Tous ces exemples en témoignent : les relations politiques et économiques entre les pays ont été mises à rude épreuve à cause de la pénurie de masques en début de pandémie.

[Gouvernements] Au niveau national, de nombreux gouvernements ont fait volte-face quant au port du masque, dont l’Allemagne et la France. Dans un premier temps, les pouvoirs publics ont assuré que le port du masque est peu utile. Aujourd’hui son port est conseillé dans certains pays et obligatoire dans la plupart des autres. Aux Etats-Unis, l’administration Biden affiche clairement sa préférence pour le masque.

[Agences] Les agences ont été, elles aussi, impliquées dans les débats autour du masque. D’un côté, l’OMS, qui fonctionne comme une agence internationale multilatérale, a été accusée de partialité pro-chinoise et de revirement sur le port du masque. De l’autre, la Swedish Public Health Agency œuvre en totale indépendance : l’Etat suédois suit scrupuleusement ses recommandations, dont le non-confinement et le non port obligatoire du masque, au risque d’un certain abandon de l’autonomie du politique. Jamais le rapport entre expertise et politique n’aura été aussi troublé.

[Approvisionnement] Tout un chacun s’est probablement posé la question à un moment donné : comment se fait-il que ces masques qui faisaient défaut aux soignants se rencontraient dans l’espace public ? Derrière les soupçons de vol, de marché noir et de perruque hospitalière, on découvre des explications plus prosaïques : achats de précaution, vestiges d’épidémies antérieures, dons compassionnels de la part de soignants, masques de bricolage… et masques bricolés. Les carences de la logistique professionnelle ont vite été palliées par la logistique citoyenne. Le débat sur l ‘approvisionnement vient d’être relancé avec la discussion sur l’utilité – voir la nécessité – des masques FFP2, comme en Allemagne et au Luxembourg.

[Soi-même] Face à la pénurie de masques au début de la pandémie, on a vu fleurir toute une série de masques « do-it-yourself ». Les tutoriels pour construire des masques soi-même ont été relayés dans de nombreux médias et réseaux sociaux ou par des associations professionnelles ou des hôpitaux. Les techniques et matières pour fabriquer ces masques varient énormément, de l’utilisation de sopalins et de mouchoirs à l’utilisation – voire l’impression en 3D – de plastique, en passant par l’utilisation de différents types de tissu et de vêtements. En même temps que les masques do-it-yourselfse sont répandus, les débats quant à leur fiabilité et leur efficacité se sont multipliés. Si le Ministre français de la santé a récemment recommandé de le plus utiliser des masques en tissu face aux nouveaux variants du virus, l’Académie de Médecine et l’OMS le contredisent : les variants se transmettent de la même façon.

[Prix] La pénurie de masque a bouleversé la régulation marchande classique. Comme pour le don d’organes, elle impose l’abandon du principe du plus offrant et la fixation de règles morales d’attribution. La pénurie a nécessité l’instauration d’un contrôle des prix et aussi fait émerger une économie du don, très souvent associée à l’autoproduction, en rupture avec l’économie manufacturière et marchande du “monde d’avant”.

[Écologie] Enfin, les dimensions écologiques du masque ne sont pas à sous-estimer. Au début de la pandémie, le masque chirurgical jetable – manufacturé, standardisé, certifié, globalisé, à l’efficacité supérieure mesurable – apparaît comme la solution optimale. Mais comme tous les produits modernes, cette solution a sa face d’ombre en termes de gaspillage de ressources et de contamination de l’environnement. Par conséquent, les masques “faits maison” et/ou lavables et réutilisables, moins efficaces mais plus responsables, viennent offrir d’autres choix pour le “monde d’après”.  Mais depuis quelque mois, on peut observer un changement : les masques jetables semblent être devenus la « norme » tandis que les masques faits maison se font de plus en plus rares.

Le masque est un objet qui nous ouvre le regard : enfin on porte toute l’attention nécessaire aux choses qu’on porte ! On devrait avoir la même connaissance, la même éthique, le même concernement par rapport à nos chemises, nos lunettes, nos casques, nos sacs en plastique, etc. Ainsi, au-delà d’une certaine frustration que l’on peut ressentir – le masque nous gêne physiquement, il nous indigne politiquement – on devrait ressentir une sorte d’émerveillement : cet objet si léger a en fait un énorme poids politique. Il nous enseigne de façon magistrale la texture politique des choses.


Paris, le 28 janvier 2021


Morgan Meyer, Directeur de Recherche CNRS, Centre de Sociologie de l’Innovation (i3), Mines ParisTech, PSL

Franck Cochoy, Professeur de sociologie à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Membre sénior de l’Institut Universitaire de France


Cet article a été rédigé dans le cadre du projet Maskovid, une enquête collective soutenue par l’ANR et menée par un groupe de chercheurs en sociologie des universités de Toulouse, de Nice et de l’École des Mines de Paris, Madeleine Akrich, Cédric Calvignac, Roland Canu, Franck Cochoy, Anaïs Daniau, Gérald Gaglio, Alexandre Mallard et Morgan Meyer.

A lire également :

Alexandre Mallard et Anaïs Daniau, Ces petits commerçants qui ont résisté à la crise… , The Conversation, 21/09/2020.

Gérald Gaglio, Alexandre Mallard et Franck Cochoy, Des « invisibles » tombent le masque, The Conversation, 17/05/2020.


Crédit photo #1 : 7C0, “Fuck Covid”, juillet 2020. (CC BY 2.0)

Crédit photo #2 : Jeanne Menjoulet, « Photo-souvenir du temps du confinement coronavirus, avant la grande manif des soignants du 16 juin 2020« , Marseille, mai 2020. (CC BY 2.0)

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