Quand l’anthropologie s’invite comme objet de mobilisation et d’étude

 

Danse introductive2_Julien Merlin - copieMon travail de thèse porte sur un cas controversé d’exploitation de nickel au sud de la Nouvelle-Calédonie : le projet Goro-Nickel. Cette controverse engage la formulation de revendications écologistes (locales, mais aussi internationales) et l’émergence de nouveaux groupes identitaires, notamment des groupes se réclamant autochtones et soutenant la cause écologiste locale. Une partie de ma thèse porte plus particulièrement sur l’identité autochtone Kanak et les liens qu’elle entretient avec cette controverse. Lors de la phase de préparation de mon enquête je me suis intéressé aux travaux d’ethnologie et d’anthropologie sur la Nouvelle-Calédonie, des plus classiques aux plus contemporains. La lecture de ces textes révélait une certaine évolution dans la façon de représenter le « monde kanak » : d’une représentation très essentialiste (Leenhardt, 1947), en passant par des représentations plus partagées intégrant l’histoire coloniale et ses effets à celle des populations Kanak (Bensa, 1995). Pour finir, des travaux plus récents, en histoire et en anthropologie, cherchent actuellement à produire des récits mettant en valeur la co-construction de l’histoire Kanak et coloniale (Trepied, 2010 ; Le Meur, 2010 ; Neapels, 2013).

Ce billet fait part d’un étonnement né de mon expérience de terrains lié à ces lectures : l’anthropologie que j’avais lue était connue et mobilisée de manière récurrente comme ressource explicative par les acteurs que j’interrogeais. Je me suis vite aperçu qu’elle était aujourd’hui largement reprise aussi dans leurs pratiques. De cet étonnement, j’ai voulu faire une piste de réflexion visant à comprendre les effets, les usages, et les transformations de l’anthropologie faits par des acteurs, dont il faut admettre qu’ils n’étaient pas les destinataires initiaux de ces travaux.

L’omniprésence de Maurice Leenhardt

Lors de mes entretiens avec les acteurs enrôlés dans le conflit de Gorodes scientifiques, des industriels, des régulateurs, Danse introductive_J-Merlindes membres d’associations écologistes, et des populations locales / autochtones j’ai pu constater à de nombreuses reprises que ces derniers mobilisaient des notions relatives au progrès, à la modernité, au développement (qui représentait souvent le monde de la mine) mises en contraste avec les notions de tradition, de coutume, et de savoirs locaux pour qualifier les populations Kanak et leurs pratiques. De nombreux interviewés mobilisaient lors de ces entretiens des connaissances en anthropologie et tout particulièrement issues des travaux de l’anthropologue et missionnaire Maurice Leenhardt.

Voici quelques exemples de l’omniprésence de Leenhardt sur le terrain, que j’ai rencontrée au fil des interviews et des analyses de documents :

« Les Kanaks ont une forme de timidité… Parfois c’est compliqué de se comprendre, mais tout ça, c’est parce que chez eux – c’est ce qu’on voit dans les textes du pasteur Leenhardt – tout est basé sur le collectif… Donc du coup, notre façon de travailler ça leur demande des efforts. » (Entretien en 2013 avec l’employé chargé des affaires locales d’une industrie minière calédonienne).

« Personnellement je dois dire que j’ai lu Leenhardt un peu comme toi tu liras un manuel d’Histoire sur la France, mais aussi comme un quelque chose de l’ordre des retrouvailles quoi… (rire). Mettre en avant Leenhardt, pour nous, c’est une façon dire qu’il y a d’autres façons de penser et que nous, avec le clan, on ne pense pas pareil que les petits métros comme toi. » (Entretien en 2013 avec un membre d’un parti autochtone).

« Le lien que les Kanak entretiennent avec la nature est très documenté surtout par les premiers anthropologues, dont c’était le principal objet d’étude… Et en tant qu’écologiste, on est forcément séduit par ce lien que décrit Leenhardt, et, même si ce lien est en danger aujourd’hui, on essaye de le soutenir, parce que je pense qu’il y a des liens à faire avec la cause écologiste (…). » (Entretien en 2013 avec un membre d’Europe Écologie Les Verts ayant travaillé en Nouvelle-Calédonie autour du conflit de Goro-Nickel).

Leenhardt est même parfois convié en tant que preuve juridique. Voici l’extrait d’une décision de la cour d’appel de Nouméa concernant un conflit entre un Groupement de droit particulier local (GPL) clanique et un clan. Cette décision vient clarifier si oui ou non, un clan peut se présenter comme « personnalité juridique » et si ce dernier peut être détenteur de droits fonciers. Pour prendre cette décision, l’appel mobilise Leenhardt pour tenter d’identifier ce qu’est « le clan » et quels sont ses droits.

« Attendu que le clan est l’unité familiale de référence ; que les individus n’ont d’identité qu’au travers du clan ; que le clan est détenteur des terres et en assure la répartition entre ses membres ; que le pasteur Leenhardt souligne que si le grand chef dispose de terres ce ne peuvent être que les terres de son propre clan ([Maurice Leenhardt], Gens de la Grande Terre, [1937, Gallimard, 9ème éd. 1953], p. 151) (…). » (Extrait de l’arrêt de la Cour d’appel de Nouméa, 22 aout 2011).

Cour d'Appel de Noumea_22-08-2011

Leenhardt disputé

L’invitation de Leenhardt dans les débats est pourtant un objet de discorde. Au cours de mon séjour en 2013 en Nouvelle-Calédonie, un conflit s’est ouvert entre des anthropologues travaillant sur la Nouvelle-Calédonie et des acteurs politiques locaux kanak qui proposaient, via le Sénat coutumier, un projet d’établissement d’un « socle commun des valeurs kanak ». L’objectif de cette initiative était de dégager des pistes de réflexion visant à adapter et à mieux représenter le droit coutumier kanak en Nouvelle-Calédonie sur le plan juridique. Le projet est porté par Raphaël Mapou, ancien leader autochtone, fer de lance de la contestation du projet Goro-Nickel. Les raisons pour lesquelles les anthropologues se sont montrés réticents vis-à-vis de cette initiative sont multiples ; elles sont clairement expliquées dans l’article de Christine Demmer et Christine Salomon Droit coutumier et indépendance Kanak (2013) : les anthropologues critiques reprochaient aux initiateurs du projet en question de représenter le peuple Kanak comme l’aurait fait Maurice Leenhardt. Comprenons l’ampleur du problème : des anthropologues contemporains semblent en désaccord sur la définition de l’identité Kanak que certaines personnalités Kanak utilisent et promeuvent aujourd’hui, alors même que cette définition émanerait d’un certain savoir scientifique en anthropologie.

Une réflexion nécessaire sur les effets de la production anthropologique

Les perspectives de réflexion qu’ouvre l’omniprésence de Leenhardt observée lors de l’enquête de terrain, son apparition contestée dans des projets politiques contemporains de la Nouvelle-Calédonie, ou encore sa mobilisation dans des prises de décisions, recouvrent deux aspects différents de la production anthropologique. D’une part, sur les reprises des sciences sociales et la façon dont les acteurs mobilisent et s’approprient des concepts issus d’une discipline qui, pendant longtemps, ne leur était pas destinée et s’adressait à une audience spécialisée. D’autre part, sur le statut de l’anthropologie, des anthropologues et de leurs engagements sur ces terrains.

Les conséquences de ce décalage sont multiples. Très rapidement, Leenhardt et les sciences sociales n’ont plus été seulement des ressources bibliographiques, mais sont apparus comme faisant partie prenante de mon objet de recherche.

Dans un premier temps j’ai cherché à détecter l’usage des sciences sociales dans les pratiques discursives des acteurs et le rôle de celle-ci. Je me suis dit qu’il fallait comprendre comment et pourquoi les travaux de Leenhardt sont mobilisés : dans une conférence sur le nickel, dans un colloque scientifique et technique sur l’environnement, dans un discours autochtone, ou Mapou_Projet socle commun_J Merlindans mes entretiens avec eux. Ce travail m’a demandé de faire des allées retours entre les livres de Leenhardt et leur usage en situation. J’ai pu constater la réutilisation fréquente de certains passages, souvent quelques lignes uniquement, des études de Maurice Leenhardt.

Au delà de pratiques discursives, je me suis intéressé à l’utilisation et l’inscription des sciences sociales dans des objets qui ont une portée parfois très instituante. Des textes juridiques par exemple, des directives visant à coordonner les négociations entre populations locales et monde industriels sur le plan foncier et de l’emploi local, des textes de loi, ou des projets d’écritures du droit coutumier. À l’heure où le Sénat Coutumier de Nouvelle-Calédonie, avec le soutien de Raphaël Mapou, leader des mouvements autochtones du grand sud, propose de mener des réflexions sur la construction juridique «d’un socle commun de valeurs kanak», il est crucial d’étudier comment l’anthropologie s’insère dans une définition, possible, de ce qu’est être Kanak.

En commençant ce travail, je savais que ce terrain offrait la possibilité de réfléchir sur l’articulation entre controverse environnementale et construction des identités ; je m’attendais moins à être aspiré dans une démarche réflexive autour de l’implication de l’anthropologie dans ces débats, mais ce n’est pas le moindre des charmes de cette thèse !

 

Photo #1 : Danse introductive à la journée internationale des peuples autochtones, Centre Culturel Tjibaou, Nouméa, 9 août 2013. Photo : Julien Merlin.

Photo #2 : Extrait de l’arrêt de la Cour d’Appel de Nouméa, le 22 Août 2011. Source.

Photo #3 : Raphaël Mapou, Projet d’établissement d’un Socle commun des valeurs kanak (SCVK), Conférence à la journée internationale des peuples autochtones, Centre Culturel Tjibaou, Nouméa, 9 août 2013. Photo : Julien Merlin.

 

Références

Bensa, A. (1995). Chroniques Kanak. L’ethnologie en marche. Paris, Survival International, coll. Documents : 18-19.

Demmer, C. & Salomon, C. (2013). Droit coutumier et indépendance kanak. Vacarme, 64 : 63-78.

Leenhardt, M. [1947] (1985). Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien. Paris, Gallimard,

Le Meur, P.-Y. (2010). Réflexions sur un oxymore : le débat du ‘cadastre coutumier’ en Nouvelle-Calédonie. In La Nouvelle-Calédonie, vers un destin commun ? Nouveaux enjeux, nouveaux terrains, E. Faugère et I. Merle (dir.). Paris, Karthala, coll. KARAPAA. Mémoire et actualité du Pacifique : 101–26.

Neapels, M. (2013). Conjurer la guerre. Violence et pouvoir à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie). Paris, Éditions de l’EHESS, En temps & lieux.

Trepied, B. (2009). Coutumiers kanak contre élus FLNKS : la bataille de l’eau à Koné (Nouvelle-Calédonie, 2004). In B. Bosa et E. Wittersheim (dir.), Luttes autochtones, trajectoires post-coloniales. Paris, Karthala, coll. Les Terrains du Siècle : 27-56.

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