Les déserteurs d’AgroParisTech : au-delà de la critique

Morgan Meyer

Un groupe de huit diplômés de l’école d’ingénieur AgroParisTech a prononcé un discours très remarqué lors de la dernière cérémonie de remise de diplôme de leur école. Dans leur discours, ils dénoncent les jobs « destructeurs », les « ravages sociaux et écologiques » en cours et la « guerre » au vivant et à la paysannerie menée par l’agro-industrie. Si le complexe agro-industriel est directement pointé du doigt, de nombreux concepts et notions sont aussi critiqués – et mis entre guillemets gestuellement -, comme « défis », transition « écologique », ou énergies « vertes ».  

Dans leur discours, le groupe fait preuve d’un goût pour les punchlines et mobilise une certaine dramaturgie et théâtralité, comme dans le passage suivant :

« Mais de quelle vie voulons-nous ? Un patron cynique, un salaire qui permet de prendre l’avion, un emprunt sur 30 ans pour un pavillon, tout juste 5 semaines par an pour souffler dans un gîte insolite, un SUV électrique, un fairphone et une carte de fidélité à la Biocoop ? Et puis… un burn-out à quarante ans ? ».

Le groupe se dit inspiré de rencontres avec « des personnes qui expérimentent d’autres modes de vie ». Le discours, loin de se résumer à une critique frontale du « système », témoigne aussi d’engagements et de choix de carrière. Il se termine ainsi en évoquant des futurs possibles :

« Vous pouvez bifurquer maintenant. Commencer une formation de paysan-boulanger, partir pour quelques mois de wwoofing, participer à un chantier dans une ZAD ou ailleurs, vous investir dans un atelier de vélo autogéré, ou rejoindre un week-end de lutte avec les Soulèvements de la Terre. Ça peut commencer comme ça ».

AgroParisTech s’est vu contraint de publier un communiqué face à l’ampleur du débat engendré. L’établissement y explique qu’il y a « une multiplicité de points de vue » et une « diversité des solutions », rappelle que ses diplômés travaillent dans divers secteurs (recherche, entreprises, politique, gestion/protection de la nature, etc.) et contraste l’intervention des huit diplômés à « celles – plus nombreuses – de leurs camarades qui ont choisi d’autres voies ». Une façon de dire, en creux, que les huit diplômés défendent un point de vue marginal. L’actuel directeur d’AgroParisTech, quant à lui, a jugé le discours « excessif »,  « radical » et « un peu fataliste ». 

Dans cet article, je vise à donner du relief aux critiques formulées. Pour cela, je vais tout d’abord analyser d’autres sortes et formes de critiques, dont certaines ont été formulées par des acteurs du monde agricole et d’autres par des élèves-ingénieurs de grandes écoles. Cette analyse et mise en contraste me permettra de faire ressortir l’originalité du discours. Elle permettra aussi – et c’est cela mon argument principal – de soutenir qu’il faut aller au-delà de la notion de « critique » (et d’une sociologie de la critique) car elle ne rend pas justice à la complexité du discours prononcé. 

Moquer, bloquer, dénoncer : les répertoires de la critique

L’appel à « déserter » des élèves d’AgroParisTech peut faire penser à d’autres formes de ce que j’appellerai une « critique scénarisée ». Par exemple, en réponse au hackathon organisé par le Ministère de l’agriculture et son projet autour de la robotique, du numérique et de la génétique, la Confédération Paysanne de la Drôme a organisé un contre-concours critique et ludique, baptisé « cacathon » [1]. D’un côté, une remise de prix du hackathon qui se tenait à la chambre d’agriculture de Bourg-lès-Valence. Au même moment : un concours invitant des paysans à venir avec leur « meilleur fumier, compost, jus de lombric » pour gagner des prix comme une « bouse d’or », de la « reconnaissance » et de la « satisfaction ». Le contre-concours était aussi l’occasion de formuler des critiques – via des prises de parole et des pancartes – dénonçant la « lubie technologiste » et le « productivisme ».

Un deuxième exemple – nettement plus radical et disruptif et qui nous éloigne pour un instant du monde agricole – est le blocage par le collectif Pièces et Main d’œuvre d’un débat public en avril 2013 dans le cadre du Forum de la Biologie de Synthèse [2]. Pour saturer visuellement, verbalement et physiquement l’espace du débat, Pièces et Main d’œuvre avait brandit des pancartes (« Biologie synthétique Biologie scientifric »), collé des autocollants sur les murs et le sol (notamment « en ce moment même King Kong détruit Genopole », « débat pipeau pire que pour les nanos »), répété des slogans, lu une déclaration, distribué des tracts et incité le public à rentrer à la maison. La critique de Pièces et Main d’œuvre peut être qualifié de radicale et « totale », puisqu’elle s’attaquait à la fois aux pratiques, aux objectifs, aux produits, aux institutions et au débat lui-même sur la biologie de synthèse (débat considéré comme « mascarade »).

A part ces exemples, assez spectaculaires, on observe aussi des critiques portant plus spécifiquement sur le machinisme agricole, comme celles portées par la coopérative d’auto-construction l’Atelier Paysan. Dans son dernier livre, Reprendre la terre aux machines – Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire [3], la coopérative dresse une longue liste de constats critiques : augmentation des surfaces moyennes des fermes, diminution de la population active agricole, surendettement des agriculteurs, dépendance envers les acteurs privés, forte production de déchets, dévaluation et disparation des savoir-faire, dégâts environnementaux et sanitaires, dégradation des sols, augmentation de l’utilisation des pesticides, machinisme croissant et démesuré, mauvaise alimentation, trop grande foi dans le numérique et la robotique, course au bas coûts de production. Pour l’Atelier Paysan, il faut lutter contre les technologies démesurées, brevetées, standardisées, impossibles à réparer et ajuster par les agriculteurs eux-mêmes pour favoriser des technologies « à taille humaine », appropriées, réparables et adaptables, et « libres ».

Devenir « déserteur »

Ces quelques exemples montrent que la critique du monde agricole peut mobiliser une diversité de stratégies, de répertoires et de formes socio-matérielles. D’un côté, le groupe des huit diplômés d’AgroParisTech formule des critiques semblables à celles d’autres acteurs – critique du productivisme et du capitalisme, critique du technicisme. Mais de l’autre, le moment et le public de la mise en scène sont bien singuliers. Ce n’est pas un collectif déjà constitué qui s’exprime (comme la Confédération Paysanne ou l’Atelier Paysan), mais un collectif devenu, le 30 avril 2022, les « déserteurs » de l’Agro. Et leur discours ne s’adresse pas à un ministère, une institution, ou une entité politique, mais surtout à un groupe social particulier – les jeunes et futurs diplômés d’AgroParisTech – et une question très spécifique et personnelle les concernant : leur choix de carrière. 

Le discours des déserteurs a été amplement discuté et décortiqué dans les réseaux sociaux et les médias. Il a été salué, tout comme il a été qualifié d’« anti-science », d’« écolo », ou de « gauchiste ». Mais les discussions se sont surtout focalisées sur la portée critique du discours, alors que ce dernier ne peut se résumer par le seul mot critique. Rappelons que le discours mentionne plusieurs expériences qui ont été inspirantes, qu’il précise les choix professionnels des huit diplômes, et qu’à la fin il propose plusieurs formes d’engagement. A côté des critiques du monde existant, il faut donc aussi retenir tous ces éléments positifs, engagés, ouverts, qui décrivent un monde à faire advenir. J’estime que c’est ce double jeu entre désertion et engagement, entre critique et espoir, entre le niveau personnel et le niveau institutionnel qui fait toute la force rhétorique de l’énonciation.

La critique au sein des écoles d’ingénieur

Ce n’est pas la première fois que des élèves d’AgroParisTech se prononcent de telle façon en public. Le projet de transformation de leur campus à Grignon dans les Yvelines a notamment fait couler beaucoup d’encre et a été l’objet d’une récente manifestation. Et en 2018, deux élèves anonymes d’AgroParisTech ont critiqué le « rapprochement » entre leur école et le monde industriel, avec des critiques similaires à celles des « déserteurs ». Dans leur article [4], ils/elles critiquent les liens entre AgroParisTech et des entreprises comme Vinci et Syngenta, tout en dénonçant l’« ambiance propagandiste […] drapée de grands discours sur le ‘développement durable’, ‘l’écologie’, ou encore l’agriculture ‘verte’ » du salon de recrutement Forum Vitae.

Dans d’autres écoles, on a vu des prises de position comparables ces dernières années. Pendant la cérémonie de remise de diplôme de 2018 à Central Nantes, par exemple, le discours d’un ingénieur fraichement diplômé dénonçait le capitalisme, la foi dans le progrès et les « solutions », et les partenariats de son école avec le monde industriel. Et, toujours en 2018, le « Manifeste étudiant pour un réveil écologique » [5] a été lancé par un groupe d’étudiants issus de diverses grandes écoles – Polytechnique, ENSTA, HEC, ENS – et par la suite signé par 30.000 signataires. Le manifeste vise à « inclure dans notre quotidien et nos métiers une ambition sociale et environnementale, afin de changer de cap et ne pas finir dans l’impasse » et critique le fait que « le système dont nous faisons partie nous oriente vers des postes souvent incompatibles avec le fruit de nos réflexions et nous enferme dans des contradictions quotidiennes ». Un manifeste qui ne se résume donc pas, lui non plus, à de la pure critique : le désir d’inclusion (de certains valeurs) et le désir de « compatibilité » sont tout aussi importants. 

Quelle sociologie ?

Pour finir, le discours des « déserteurs » est aussi l’occasion de réfléchir à la place de la sociologie dans les écoles d’ingénieur en général. Les (rares) articles académiques sur le sujet expliquent que la sociologie est appelée à : contribuer à la construction de l’identité professionnelle des futurs ingénieurs, faciliter la compréhension des environnements professionnels et des enjeux qui les traversent, les rendre sensibles aux dimensions socio-culturelles de la technologie, et enfin considérer les impacts de la technologie sur la société comme dans les entreprises [6, 7]. La sociologie peut donc apporter une réflexivité et capacité d’autocritique, une mise en perspective des problèmes actuels, tout en se basant sur un travail d’enquête et de terrain.

Faut-il enrichir les cours existants – comme ceux sur les controverses sociotechniques, sur la place de l’ingénieur dans la « cité », sur les systèmes agroalimentaires alternatifs [8] – en proposant de nouveaux cours et en encourageant à plus de réflexivité ? Faut-il expliquer aux élèves et aux collègues les tenants de la sociologie de la critique, voire faire une « archéologie de la critique » [9] ? Peut-être. Mais à vouloir trop forcer le discours des déserteurs dans la case commode de la « critique », on risque de passer à côté de certains éléments essentiels. 

Car le discours des déserteurs se fonde sur ce qu’ils vivent comme des dissonances et incompatibilités entre modèles sociétaux, entre différentes façons d’interpréter des concepts, entre formation et profession. Il faut donc faire une sociologie des situations d’incompatibilité, que celles-ci soient d’ordre conceptuel, professionnel, émotionnel, ou institutionnel. Une telle analyse – dont cet article n’a donné qu’une première ébauche – doit resituer le public auquel est adressée la critique, que ce soit une école d’ingénieurs et ses jeunes et futurs diplômés, un ministère, ou d’autres acteurs. Une telle analyse doit aussi analyser comment la critique du monde actuel se dédouble d’engagements sur le terrain et de choix professionnels. Car en demandant aux gens de bifurquer, c’est bien un double appel qui a été lancé : un appel à déserter et un appel à s’engager [10].

1 juin 2022.


A lire également : Morgan Meyer, S’engager, bifurquer, déserter. Pragmatique des critiques et sensibilités écologiques des élèves ingénieurs. i3 Working Papers Series, 22-CSI-01, décembre 2022.


[1] Confédération Paysanne de la Drôme (2021) Appel à mobilisation dimanche 5 décembre à 14h à Bourg-lès-Valence [lien consulté le 16 mai 2022].

[2] Meyer, M. (2017) «  “Participating means accepting”: debating and contesting synthetic biology », New Genetics and Society, 36(2), 118-136

[3] L’Atelier Paysan (2021) Reprendre la terre aux machines – Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Paris : le Seuil

[4] Deux étudiant-e-s d’AgroParisTech (2018) « Pourquoi sortons-nous de l’école avec des valeurs à l’exact opposé de celles qui nous ont motivés à y entrer ? », Basta!, publié le 3 janvier 2018 [lien consulté le 16 mai 2022]

[5] Manifeste étudiant pour un réveil écologique [lien consulté le 16 mai 2022].

[6] Dufour, A. (1999) « Les enjeux de l’enseignement de la sociologie dans une école d’ingénieur », Ruralia – Sciences sociales et mondes ruraux contemporains, n° 5 

[7] Lejeune, M. (2015) « L’apport de la sociologie de la technologie à la professionnalisation de l’ingénieur », Phronesis, 4(2), 34-41

[8] Titres de certains des cours proposés par l’UFR Sociologies d’AgroParisTech (dont l’auteur faisait partie entre 2013 et 2017)

[9] Voir Barthe, Y., Lemieux, C. (2002) « Quelle critique après Bourdieu? », Mouvements (5), 33-38

[10] Notons que les déserteurs d’AgroParisTech ont lancé le 19 mai 2022 un appel à se « rencontrer », relayé dans des médias comme Reporterre, Basta! et Mediapart.



Crédit photo #1 : Appel à déserter – Remise des diplômes AgroParisTech 2022. 30 avril 2022, salle Gaveau, Paris [photo extraite de la vidéo].

Crédit photo #2: Richochet, Media participatif dans la Drôme, contre-pouvoir & expression libre. Retour sur l’action paysanne du dimanche 5 décembre : le cacathon ! « Concours de fumure devant la chambre d’agriculture de la Drôme à Bourg lès Valence« .

Crédit photo #3 : L’Atelier Paysan – AXP_1671- « Chantiers et initiations en plein air lors des Rencontres 2017« .

Crédit photo #4 : Manifeste étudiant pour un réveil écologique, 2018.

Crédit photo #5 : L’Atelier Paysan – « Four à Pain – Trévero« . Formation sur le Four à pain à la ferme de Trévero en images, en avril 2019

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