La valorisation au CNRS au prisme de la sociologie des sciences 

La valorisation au CNRS au prisme de la sociologie des sciences 

Le docteur Comandon et son assistant M. Pierre de Fonbrune, derrière le microcinématographe en 1931.
© Fonds historique / CNRS Images

La valorisation est une mission officielle du CNRS depuis 1982 [1]. Si les pratiques de recherche à l’interface du monde socio-économique ne sont pas nouvelles [2], celles-ci sont facilitées et encadrées par des dispositifs qui se multiplient depuis les années 1990. Des organes dédiés ont également vu le jour au CNRS : la filiale FIST SA [3] en 1992, les services partenariat et valorisation au sein des délégations régionales en 1996, la Délégation aux Entreprises (DAE) [4] en 1998, ou encore la direction générale déléguée à l’innovation en 2018. Afin de naviguer dans cet écosystème complexe, les responsables des services de valorisation des Instituts du CNRS exprimèrent le souhait, en 2017, d’avoir un retour réflexif sur leurs activités, sous la forme d’une thèse de doctorat. Maria Teresa Pontois (InSHS) et Katia Cargnelli-Barral (Institut des sciences de l’ingénierie et des systèmes — INSIS) prirent la responsabilité de porter le projet auprès de Michel Mortier, alors délégué général à la valorisation, puis auprès d’Alain Schuhl, directeur général délégué à la science. Ce dernier proposa de solliciter un financement dans le cadre des projets de recherche interdisciplinaire multi-équipes coordonnés par la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI) à l’occasion des 80 ans du CNRS. Les conditions de réalisation furent ensuite discutées avec David Pontille, directeur de recherche CNRS au Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI) au sein de l’Institut interdisciplinaire de l’innovation [5], qui avait pris la responsabilité de diriger la thèse à venir. C’est ainsi que Victoria Brun fut recrutée pour débuter ce travail en octobre 2019, bénéficiant d’une expertise en sociologie des sciences et en méthodes mixtes acquise au cours de son Master. Cet article présente plusieurs défis méthodologiques de l’enquête qu’elle a conduite.

Enjeux définitionnels

En souhaitant privilégier une approche inductive, une première phase empirique auprès des services de transfert et de partenariat du CNRS visa à dessiner les contours de ce que les différents agentes de la valorisation au CNRS nommaient « valorisation ».

La première observation concerna les frontières fines de la valorisation avec la vulgarisation et la diffusion, qui consistent à transmettre des connaissances déjà établies, ainsi qu’avec l’expertise, qui consiste à formuler des recommandations sur la base de compétences sur un sujet donné. Alors que le langage courant inclurait probablement dans la valorisation de la recherche la publication dans une revue scientifique ou une interview à la radio, les services de valorisation du CNRS ne s’occupent pas des activités des personnels de recherche destinées à d’autres publics que les pairs. Ils prennent en charge seulement celles qui répondent à un double critère : engager des connaissances nouvelles et susciter de nouvelles valeurs (économiques, sociales, environnementales…).

La deuxième observation fut que la valorisation ne se confond pas avec la recherche appliquée. En effet, la démarche à l’origine de la recherche valorisée ne présage pas son caractère valorisable : il est tout à fait possible d’élaborer des applications à partir d’une recherche qui avait été pensée comme fondamentale, même si cela est plus long et coûteux. De la même manière, la valorisation ne se superpose pas avec la recherche-action : les personnels de recherche peuvent ne pas s’impliquer dans l’implémentation des développements issus de leurs découvertes.

La troisième observation fut que les définitions de la valorisation sont multiples et ne sont pas figées. Elles s’actualisent dans l’action et font l’objet de discussion entre les chargées de valorisation, les porteurs et porteuses de projet et les responsables stratégiques de ces services, au travers notamment de deux chantiers importants au moment de l’enquête : le logiciel libre, ainsi que la création d’entreprise sous statut SCOP [6].

Enquêter sur le CNRS

Le CNRS est le plus grand organisme public de recherche en Europe. Il a pour particularité de rassembler l’ensemble des disciplines scientifiques. Des traitements quantitatifs permirent de construire des visions d’ensemble sur la répartition des personnels du CNRS, le volume des activités de valorisation, ou encore le profil des lauréates de la médaille de l’innovation. Des espaces à investiguer plus en profondeur furent ensuite choisis pour constituer des études de cas. Par rapport à des méthodes dites représentatives en sciences sociales, le but de l’étude de cas est de documenter, à partir d’un corpus dense de données, des manières singulières dont les phénomènes étudiés s’inscrivent dans des ressorts d’ordre général.

Service Partenariat et Valorisation de la Délégation Île-de-France Gif-sur-Yvette du CNRS
© Victoria Brun

Avant même le recrutement de Victoria Brun, les responsables des services valorisation des Instituts avaient identifié les sciences de l’ingénierie et des systèmes (SIS) et les sciences humaines et sociales (SHS) comme des cas pertinents, du fait que leurs pratiques de valorisations soient très différentes et donc qu’elles permettent d’en tracer un large panorama. En effet, les SIS nourrissent une longue histoire de riches relations à la recherche appliquée et de partenariat industriel [7]. Les SHS pour leur part constituent un rassemblement de disciplines variées, peut-être moins facilement transférables à des partenaires économiques.

À l’intérieur de ces deux familles de disciplines, cinq projets de valorisation furent sélectionnés en collaboration avec Maria Teresa Pontois et Katia Cargnelli Barral, de manière à ce qu’il soient contrastés en termes de localisation géographique, de disciplines, de sujets, de statuts des porteurs et porteuses, de dispositifs de valorisation

Enquêter sur la recherche publique en contexte de crise sanitaire

L’objectif originel de l’enquête était de procéder à une ethnographie multisituée consistant en des immersions dans le travail des acteurs et actrices sur l’ensemble de la chaîne de la valorisation. La crise sanitaire compromit évidemment la poursuite de cette méthodologie, et reconfigura l’enquête.

Sur le volet institutionnel, des entretiens par visioconférence furent conduits avec des acteurs et actrices sélectionnées selon trois méthodes : la recension exhaustive des chargées de valorisation en institut, la sélection de certaines personnes clefs dans d’autres services, et un échantillonnage par boule de neige, y compris hors de l’institution auprès de personnes avec lesquelles les agents du CNRS travaillaient (à l’Agence Nationale de la Recherche ou dans les Sociétés d’Accélération du Transfert Technologique par exemple). Ce corpus d’une cinquantaine d’entretiens fut complété par des observations directes de formations, comités de financement, réunions, salons et événements accompagnés de leurs productions (présentations, diaporama, brochures, articles). Parallèlement, furent analysés des textes de loi et rapports parlementaires encadrant la valorisation, ainsi que les rapports d’activité et contrats d’objectifs et de performance du CNRS.

Sur le volet des personnels de recherche, les cinq projets de valorisation sélectionnés furent investigués grâce à une série d’entretiens avec leurs membres, des observations (de manipulations, de réunions, d’événements publics…), et l’analyse de documents issus de leurs productions (rapports, livrables, thèses, dossiers de candidatures…). Un important travail consista à reconstituer la trajectoire des projets de valorisation à partir des multiples points de vue de leurs membres, en incluant des épisodes peu relatés dans les présentations publiques : leurs échecs, retours en arrière, hésitations, choix de circonstance.

Malgré les contraintes du contexte sanitaire, Victoria Brun a bénéficié d’un accès exceptionnel au terrain grâce au montage du contrat de thèse lui conférant le statut d’employée au CNRS, ainsi qu’au temps que les interviewées ont accepté de lui consacrer. Cette entrée empirique inédite a permis de documenter que les trajectoires de valorisation sont le résultat d’un travail distribué entre chargées de valorisation, chercheurs et chercheuses, doctorantes, ingénieures, techniciennes, partenaires socio-économiques, dont les paramètres changent selon la configuration dans laquelle ces collaborations prennent place.

Apports d’une recherche en cours

À terme, cette recherche permettra d’apporter des connaissances sur un certain nombre d’enjeux :

  • Les activités de valorisation rencontrent-elles et reconfigurent- elles les activités académiques plus classiques ?
  • Comment naît une innovation au CNRS ? Par quels efforts, dispositifs, acteurs et actrices, se transforme-t-elle ?
  • Quels rapports entre science et société ces pratiques nourrissent-elles ?


Contact : Victoria Brun


Cet article est  paru dans la Lettre de l’InSHS : Brun V. 2023, La valorisation au CNRS au prisme de la sociologie des sciences, Lettre de l’InSHS n°83, pp. 17-19.



Voiture équipée pour un dispositif expérimental. © Victoria Brun

[1] Article 2, loi n° 82-993 du 24 novembre 1982.

[2] Pestre D. 1997. La production des savoirs entre académies et marché – Une relecture historique du livre : « The New Production of Knowledge », édité par M. Gibbons. Revue d’économie industrielle, 79, 1 : 163 174.

[3]  Aujourd’hui CNRS Innovation.

[4]  Ancêtre de la Direction des Relations avec les Entreprises (DRE)

[5] Institut interdisciplinaire de l’innovation (i3, UMR9217, CNRS / Mines Paris / Télecom Paris / École polytechnique).

[6] SCOP : Société coopérative et participative.

[7] Grossetti M. 2016. Dynamique des disciplines : l’exemple des sciences de l’ingénieur en France. Dans Benninghoff M., Crespy C., Charlier J.-É., Leresche J.-P. (dir.), Le gouvernement des disciplines académiques : Acteurs, dynamiques, instruments, échelles, Archives contemporaines : 33 44.

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