Expérimenter en temps de pandémie

Les coronapistes et les nouveaux contours de la ville cyclable


Jérôme Denis et Nolwenn Garnier


Mai 2021


Le 13 mai 2020, la Ville de Paris annonçait la création en quelques semaines de 50km de pistes cyclables temporaires destinées à accompagner le processus de déconfinement de la population à l’issue la première vague de la crise sanitaire qui avait vidée les rues de la capitale. Dans la lignée d’initiatives qui avaient fleuri dans le monde entier, ces pistes commençaient déjà de se répandre dans quelques villes en France, et se trouvaient au centre d’une politique régionale destinée à favoriser le report modal des mobilités urbaines, inaugurée un mois plus tôt par la mise en place d’un “comité vélo” sous l’autorité du préfet d’Île-de-France. À Paris, elles étaient la pièce maîtresse d’un ensemble d’aménagements temporaires parmi lesquels se trouvaient notamment la piétonnisation de certaines rues et l’autorisation pour les restaurants et les bars d’étendre la surface de leur terrasse sur la voirie. À l’heure des pratiques dites de distanciation sociale, et d’une désaffection pour les transports publics à la promiscuité inquiétante, ces aménagements ont opéré une importante redistribution de l’espace public au profit des mobilités douces, au premier rang desquelles la mobilité cyclable.

Leur mise en place s’inspire de l’“urbanisme tactique”, modèle qui prône des formes d’aménagement légères et adaptables. Initialement à l’œuvre dans des cercles militants, celui-ci est de plus en plus repris à leur compte par de nombreuses municipalités dans le monde. Mais au-delà de cette filiation, les documents publiés à l’occasion de ce déploiement et les entretiens que nous avons pu mener au sein de la division de la voirie et de la direction de l’urbanisme de la ville de Paris montrent que s’est inventée avec cette initiative une forme d’expérimentation urbaine bien particulière.

Au-delà des cadres spatio-temporels habituels

Le propre des expérimentations qui ont cours depuis quelques années en milieu urbain tient à la rigidité de leur cadre spatial et temporel. Qu’elles soient lourdes, comme lorsqu’il s’agit de tester une navette autonome, ou plus légères comme lors de la mise en place de quelques “parklets“ inspirés de l’expérience de San Francisco, elles doivent en effet leur qualités expérimentales au fait qu’elles se déroulent sur un site aux frontières clairement délimitées, et pour une durée restreinte, deux conditions essentielles aux contrôles de leurs effets, et donc à leur évaluation. À l’issue de ces expérimentations, pour peu qu’elles soient concluantes, se posent donc la question centrale de leur réplicabilité, voire de leur “passage à l’échelle”, épreuves particulièrement délicates qui marquent le passage du temps de l’expérimentation au temps du déploiement. Or, ces deux dimensions ont été notoirement absentes dans le cas de l’installation des pistes cyclables provisoires. Sur le plan spatial, d’abord, loin de se limiter à un pré-carré voué à jouer le rôle d’échantillon représentatif du territoire, les coronapistes se sont étalées à Paris sur de longues distances, suivant pour beaucoup le tracé de lignes de métro, et reprenant en cela des propositions passées faites par plusieurs associations cyclistes. Par l’intermédiaire d’une action de coordination forte menée par le préfet de région, de nombreux axes ont même pu être mis en place pour assurer une circulation fluide entre Paris et plusieurs de ses communes limitrophes. L’aménagement des pistes, bien que provisoire, s’est donc fait à l’échelle 1:1. En conséquence, leur pérennisation (récemment confirmée par la Mairie, comme pour la plupart des villes françaises) ne changera rien à leur géographie globale. C’est le territoire dans son ensemble qui est ainsi devenu expérimental, avant de se voir transformé au fil des remplacements des balises mobiles et des glissières en béton armé par des installations plus durables et mieux intégrées à l’environnement urbain.

La temporalité de l’expérimentation n’a pas, elle-non plus, pris la forme habituelle. Certes, comme leur nom l’indique, les pistes provisoires n’ont jamais eu vocation à durer dans leur forme initiale. Et c’est d’ailleurs leur caractère provisoire qui leur a permis d’exister juridiquement sur le plan matériel, en s’appuyant sur les normes et les objets en vigueur pour signaler les travaux de voirie tels que les glissières en béton ou le marquage au sol de couleur jaune. Mais cette dimension temporaire n’était cadrée par aucune date butoir qui aurait marqué la fin de l’expérimentation. Les choses de ce côté-là n’ont d’ailleurs cessé de se compliquer, l’incertitude temporelle propre à la crise sanitaire se renforçant au fil des semaines, tandis que l’automne approchait et que l’annonce d’un nouveau confinement se profilait. Impossible dans ce contexte pour le service juridique de fixer une délimitation temporelle pour les arrêtés de circulation encadrant la plupart des pistes concernées. Seule solution possible : l’arrimage de ces aménagements au temps de l’état d’urgence sanitaire, lui-même régulièrement prolongé. Difficile aujourd’hui encore de prédire la tournure que prendront les choses, et d’imaginer comment les processus de pérennisation vont prendre concrètement le relais de cette situation expérimentale. Une seule certitude : cette dernière est largement sorti des rails de l’expérimentation contrôlée dont on cherche à identifier précisément les résultats en assurant son étanchéité territoriale et temporelle.

Démontrer l’ampleur de la pratique cyclable

Pourtant, l’expérience a bien donné lieu à une forme d’évaluation. Elle a même produit des résultats particulièrement marquants, qui ont été essentiels dans les décisions de pérennisation, largement partagées. Aux expérimentations plus standard, les pistes cyclables provisoires ont en effet emprunté un élément crucial : la mise en place d’instruments de mesure destinés à donner consistance aux conséquences du dispositif expérimental. De nombreux compteurs ont ainsi été mis en place le long des pistes, et la Mairie a commandité dès juillet 2020 une enquête interne menée auprès des cyclistes parisiens. Les retours se sont avérés très clairs, : le trafic a doublé, et plus de 40 % des cyclistes interrogés déclaraient avoir commencé le vélo dans Paris à l’occasion du premier déconfinement, au printemps 2020. Ces résultats ont été récemment confirmés par une étude qui montre que la pratique cyclable a considérablement augmenté dans de nombreuses villes européennes à la suite de l’installation de ces pistes provisoires.

Outre l’absence constatée de congestion du trafic automobile, c’était l’enjeu principal d’une initiative qui s’inscrivait dans une stratégie clairement assumée par la Maire de Paris bien avant la pandémie : augmenter le nombre de cyclistes dans la ville. L’expérience était de ce point de vue un succès.

Finalement le déploiement des pistes cyclables provisoires à Paris a pu jouer le rôle d’un révélateur, donnant à voir une pratique dont l’ampleur était jusque-là restée incertaine. Comme l’indique un rapport du préfet de région qui fait un bilan provisoire de l’opération, “avec un doublement de la fréquentation cycliste, le succès des pistes cyclables provisoires est visible“ (nous soulignons). Moins qu’une expérimentation au sens contemporain, l’installation des pistes provisoires équipées de leurs instruments de mesure a donc fonctionné sur un modèle proche des premières expériences scientifiques étudiées par S. Shapin et S. Schaffer[1] en organisant une épreuve publique, qui a permis de prouver aux yeux de toutes et tous l’existence d’un phénomène : la pratique cycliste généralisée. À l’échelle du territoire tout entier, la démonstration a pu être faite qu’une ville cyclable, non pas seulement équipée d’infrastructures dédiées au vélo, mais véritablement traversée par des cyclistes nombreux et variés était possible. Comme l’explique l’une des personnes responsables de la division de la voirie, à l’issue des premières semaines d’usages de coronapistes, il est devenu “impossible de nier” la faisabilité d’une ville dans laquelle le vélo est un moyen de transport à part entière, et non plus un simple loisir.

Les contours d’une nouvelle forme de gouvernance

Par sa taille et la rapidité de sa mise en place, l’initiative a donc donné lieu à une démonstration d’une ampleur inédite, dont on imagine mal qu’elle aurait pu avoir lieu dans d’autres circonstances. Mais ce n’est pas tout. Le déploiement des pistes cyclables provisoires a également bousculé les modalités de la gouvernance urbaine. En effet, même si, comme nous venons de le rappeler, il s’inscrivait dans la droite ligne d’une volonté politique déjà clairement identifiée, il est important de préciser que son initiative et sa mise en œuvre concrète se sont jouées principalement au sein des équipes techniques de la ville. Et si l’installation des pistes à proprement parler a pu sembler particulièrement rapide, il ne faut pas minimiser l’importance des études préalables qu’il a fallu réaliser en urgence pour assurer que tout fonctionne effectivement sur les plans opérationnel et sécuritaire. C’est donc au sein des équipes de la voirie que le projet a démarré pour Paris, et qu’il a été techniquement conçu avant d’être soumis à la validation du côté des élus.

Au premier abord, on peut s’inquiéter d’une prise en main  par l’ingénierie d’une question éminemment politique, voire d’un court-circuit pur et simple des formes démocratiques qui caractérisent aujourd’hui la gouvernance urbaine, puisque le dessin des pistes et leur mise en place n’ont pas fait l’objet des concertations publiques et consultations auprès des mairies d’arrondissement auxquelles un projet de cette dimension aurait pu donner lieu dans d’autres circonstances. Il serait toutefois caricatural de s’en tenir à cette vision. Qu’il s’agisse des pistes, mais aussi des rues piétonnes et des terrasses sur les places de stationnement, les aménagements provisoires ont en effet donné lieu à des formes de réactions et d’ajustements ex-post qui mettent en lumière un autre potentiel démocratique. Parce qu’elle a dès le départ été pensée sur un modèle de l’essai-erreur et qu’elle assumait la nécessité d’accommodations locales au fil des usages, l’initiative a permis d’ajouter à la rapidité de mise en place une flexibilité précieuse pour que les caractéristiques concrètes des pistes s’ajustent au cas par cas aux besoins et problèmes qu’ont fait émerger les premiers moments de leur existence. Par exemple, suite aux remontées négatives des services de propreté de la ville dont les agents rencontraient des problèmes pour le ramassage des ordures, la direction de la voirie a très vite réajusté les tracés concernés en dessinant de nouveaux emplacements pour les poubelles qui évitent aux agents de traverser les pistes à chaque arrêt.

Outre cette adaptabilité, l’expérimentation a aussi créé les conditions inédites pour une mise ne débats future et pour les concertations auquel chaque projet de pérennisation donnera lieu. Ce ne sera plus alors un projet représenté sous la forme d’un plan et de quelques chiffres qui sera discuté collectivement, mais un élément concret de la réalité urbaine, avec ses usages existants et l’expérience sensible que chacun aura pu en faire.

Une situation exceptionnelle

Quelle leçon tirer d’une telle expérience ? Il est sans doute un peu tôt pour le dire. Du point de vue de la configuration habituelle des expérimentations urbaines concernant la mobilité, on peut malgré tout souligner que la situation s’inscrit dans un mouvement de reprise en mains par les collectivités de formes d’action qui étaient depuis quelques années principalement initiées par des groupes industriels désireux de tester leurs innovations en condition naturelle, voire par de nouveaux acteurs de la mobilité qui ont récemment fait des villes des terrains de jeu pour déployer leurs services et leurs matériel dans une stratégie du “fait accompli“ que les collectivités n’ont pu que tenter de réguler a posteriori.

Pour ce qui est de la forme expérimentale en tant que telle, il faut aussi rappeler à quel point la situation qui a permis la mise en œuvre de ces aménagements provisoires est exceptionnelle. C’est d’abord, évidemment le fait de la crise sanitaire, qui a conduit non seulement à une problématisation inédite de l’espace public et de son usage, mais aussi à une remise en cause de l’évidence de l’offre des transports publics, transformant la place de la bicyclette dans l’équation du report modal des mobilités. Mais ça n’est pas tout, avant le premier confinement dû à la pandémie, la capitale avait connu plusieurs semaines d’une grève des transports particulièrement suivie, au cours desquelles la mobilité cycliste avait cru de manière considérable, malgré des conditions météorologiques difficiles. Ce temps de grève a en quelque sorte fait office d’une première étape dans la démonstration qu’a entérinée ensuite l’usage massif des coronapistes. Par ailleurs, les conditions du trafic automobile lors du premier déconfinement et des mois qui ont suivi ont aussi joué un rôle crucial dans la consolidation de cette démonstration. Les voitures n’ont fait leur retour que progressivement dans la ville, ce qui a vraisemblablement facilité l’acclimatation avec les nouvelles infrastructures (changement de sens de circulation, rétrécissement de la voie…) et pacifié le côtoiement avec de nombreux cyclistes, désormais protégés par des équipements dédiés. S’il est évidemment pertinent de souligner l’efficacité (mais aussi les limites) opérationnelle et politique de certains des aspects de cette initiative, en montrant en quoi ils pourraient nourrir des actions futures, il ne faut donc pas minimiser son caractère singulier. Période unique dans l’histoire sanitaire mondiale, le temps de la pandémie a été saisi dans de nombreuses villes comme l’occasion d’une expérience inédite, qui a participé à reconfigurer durablement les espaces urbains et les pratiques de mobilité Il faut sans doute accepter de considérer que si expérimentation il y a eu, celle-ci n’a pas été menée dans des conditions permettant sa réplicabilité. Il faut aussi peut-être admettre que c’est probablement l’une des clefs de son succès.


Jérôme Denis, Professeur de sociologie – Centre de sociologie de l’innovation, PSL – Mines ParisTech

Nolwenn Garnier, Ingénieure de recherche – Centre de sociologie de l’innovation, PSL – Mines ParisTech


Ce texte s’appuie sur une étude financée par l’Institut de la Mobilité Durable



Crédit photo #1 : Chris93 (25 juillet 2020). “Marquage au sol de la piste cyclable provisoire Vélopolitain 13, avenue de Saint-Ouen à Paris“ (CC BY SA)

Crédit photo #2 : Chabe01 (30 septembre 2020). “Compteur de vélos passant sur la rue de Rivoli près de l’hôtel de ville, Paris“ (CC BY SA)

Crédit photo #3 : Julien B (23 mai 2020). Houilles-Meudon (CC BY 2.0)

Crédit photo #4 : Camille Gévaudan (11 mai 2020). “Piste cyclable temporaire rue Diderot à Vincennes, ajoutée suite au déconfinement et ouverte le 11 mai 2020“ (CC BY SA)



[1] Shapin, S., & Schaffer, S. 1993. Léviathan et la pompe à air : Hobbes et Boyle entre science et politique. Paris: La Découverte.

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