Fonds Bruno Latour – Mines Paris


Allocution pour l’inauguration du
Fonds Bruno Latour – Mines Paris

par Alexandre Mallard, Directeur de recherche à Mines Paris – PSL et directeur du CSI de 2013 à 2023

Bonsoir à toutes et tous,

Comme vous le voyez, nous avons profité de l’occasion de cette journée d’hommage pour associer officiellement, et solennellement, le nom de Bruno Latour à une collection d’ouvrages qui se trouve ici, dont il a très largement la paternité. Cette collection, que nous appelions jusqu’ici le “Fonds STS” rassemble plus de 7200 ouvrages de sciences sociales, d’histoire, d’économie, d’anthropologie, de philosophie. Son nom est, comme vous l’imaginez bien, une référence au domaine des “Science and Technology Studies” ou, en français, “Sciences, Techniques, Société”, dont Latour a été un des fondateurs.

Le fonds rassemble donc des ouvrages consacrés aux sciences et au techniques, mais aussi bien sûr, à d’autres thématiques chères à Bruno Latour et aux chercheurs du Centre de Sociologie de l’Innovation, comme par exemple l’environnement, la politique ou l’économie. Il a été créé en 1983, un an après l’arrivée de Bruno Latour à l’école. Il n’est en fait pas vraiment à l’initiative de cette création, mais c’est bien lui qui, quelques années plus tard, a assuré le pilotage scientifique de l’alimentation de ce fonds et qui lui a donné la forme qu’il a pris à partir de la fin des années 1980. Une de ses particularités, toujours en vigueur, est qu’il est alimenté par les chercheurs du CSI, c’est-à-dire que ce sont eux qui indiquent à la bibliothèque les ouvrages à commander. La bibliothèque a par ailleurs bien sûr sa propre politique de commande pour des ouvrages sur tous les sujets, dont les sciences et techniques.

La constitution du fonds STS est un cas intéressant d’hybridation entre les sciences sociales et l’industrie puisqu’il a été initialement financé par un don de la famille Schlumberger, et plus particulièrement d’Anne Gruner Schlumberger. Anne Gruner était la fille de Conrad Schlumberger, le célèbre industriel français, ingénieur des mines, professeur à l’École des mines de Paris, et fondateur d’une entreprise qui deviendra plus tard la multinationale Schlumberger. A partir du milieu des années 1960, Anne Gruner a développé une série d’actions de mécénat en faveur de la lecture, de l’art, de la science, de la musique. Bruno Latour est entré en contact avec elle autour de l’année 1986 et il est sorti de leur dialogue l’idée de financer l’acquisition d’ouvrages pour la bibliothèque des Mines. La famille Schlumberger a fait un don d’un million de francs à la Fondation de l’École des Mines, don qui a été placé et dont les intérêts ont servi pour les acquisitions.

L’histoire de ce fonds, issu d’une rencontre entre un philosophe et la fille d’un grand industriel n’étonnera pas complètement ceux qui ont lu l’ouvrage Les microbes, Guerre et Paix (Métailié, 1984), que Bruno Latour a consacré aux découvertes de Louis Pasteur. Latour y décrit très bien la manière dont Pasteur a démarché activement Louis Napoléon Bonaparte pour qu’il finance les recherches qui aboutiront à la “découverte” du virus de la rage. D’expérience, Latour savait que les grands chercheurs doivent savoir s’attirer les faveurs des politiques ou des industriels pour mener à bien leurs projets.

Comment appréhender le projet que poursuivait Bruno Latour avec la création de ce fonds ?

Je commencerai par la dimension “pédagogique“ de ce travail. On peut sans doute dire que lorsqu’il a “atterri“ au début des années 1980 dans une école d’ingénieur, et l’une des plus prestigieuses en France, Bruno Latour a pris au sérieux la mission pédagogique que lui avait assignée le destin. Il avait depuis longtemps repéré l’ignorance ou l’indifférence des hommes de la science et de l’industrie vis-à-vis de l’histoire des objets scientifiques et techniques, et vis-à-vis de la manière dont ils changent les relations sociales. Une partie des projets pédagogiques qu’il a développés ici visaient précisément à nourrir la relation entre les futurs ingénieurs et les objets mêmes des sciences et techniques. L’étude des controverses, au travers du cours développé avec Michel Callon, est une trace de cet effort que l’on cite souvent. Faire lire aux futurs ingénieurs des ouvrages d’histoire et de sociologie des sciences et techniques, notamment grâce au fonds STS, en est une autre. Si l’entreprise était noble, Latour savait aussi qu’elle était périlleuse. Pour s’en convaincre, il suffit de prêter attention à cette boutade que l’on trouve au début d’Aramis ou l’amour des techniques (La Découverte, 1992), un des ouvrages que Latour a écrit alors qu’il était à l’École des Mines. Il s’y met en scène dans une enquête destinée à élucider l’échec d’un projet de métro révolutionnaire, accompagné par un jeune ingénieur chargé de l’assister dans la réalisation des entretiens avec des responsables de l’industrie des transports. Lorsqu’il demande à cet assistant de commencer son travail par la lecture de toute une série d’ouvrages sur l’histoire des transports, il est confronté à une incompréhension. Je cite Latour : “Faire lire des livres à un ingénieur ? Le choc était plutôt rude“. Le fonds STS a constitué indéniablement un moyen d’amortir ce choc, et nous pouvons dire que presque quarante ans après, nous poursuivons cet “amortissement“ en faisant lire aux élèves de l’école des ouvrages de sciences sociales qui en sont issus.

Mais au-delà des usages pédagogiques, le fonds STS était pour Bruno Latour aussi et surtout un outil central dans le travail de la recherche. Pour éclairer sa conception du rôle d’un tel dispositif dans le travail scientifique, on peut lire un chapitre qu’il écrivit dans un ouvrage collectif publié en 1996 et consacré au “pouvoir des bibliothèques“.[1] Le titre de ce chapitre est en lui-même tout un programme : “Ces réseaux que la raison ignore : laboratoires, bibliothèques, collections“. On trouve dans ce texte, brillant, un condensé de l’argument qu’il avait développé en plusieurs centaines de pages dans La science en action (La Découverte, 1989). Le chapitre est richement illustré, avec une iconographie dans le plus pur style Latourien, et selon une prose qui n’est pas moins Latourienne. On y apprend au détour d’une phrase qu’il est un “usager frustré des bibliothèques françaises“ – Latour avait fréquenté les bibliothèques du monde académique anglo-saxon qui offraient à l’époque des services incomparables à ceux des bibliothèques françaises. On trouve surtout dans ce chapitre sa conception de la bibliothèque comme dispositif de recherche :

”Une bibliothèque considérée comme un laboratoire ne peut, on le voit, demeurer isolée comme si elle accumulait de façon maniaque, érudite et cultivée des signes par millions. Elle sert plutôt de gare de triage, de banque jouant pour l’univers des réseaux et des centres le rôle de Wall Street ou de la City pour le capitalisme. Pour prendre un autre exemple, elle apparait dans cette description comme un grand instrument de physique, comme des accélérateurs du CERN, obtenant en leur sein des conditions extrêmes, qui redistribuent les propriétés des phénomènes soumis à des épreuves qui n’existent nulle part ailleurs et que savent saisir, repérer, amplifier des détecteurs géants construits pour l’occasion.”

La bibliothèque se voit ici comparée à une banque, à une gare de triage, à un accélérateur de particules, des métaphores qui nous disent, en filigrane, des choses sur le fonds STS, et que je voudrais commenter brièvement. Pour ce qui est de la banque, je dirai juste qu’on peut sans doute voir ici un souhait que les utilisateurs du fonds STS puissent devenir, comme tous les chercheurs, de bons capitalistes de la science. Voyons la figure de l’accélérateur de particules. Il me semble que cette idée que le rassemblement d’une série d’ouvrages dans le lieu concentré d’une bibliothèque puisse en quelque sorte contribuer à produire des étincelles comme celles qui se déclenchent dans les accélérateurs de particules évoque bien le rapport au savoir livresque de Bruno Latour. Si l’étendue de ce savoir aura frappé tous ses lecteurs, des notions comme l’encyclopédisme ou l’érudition en traduisent très mal la nature. C’est plutôt une incroyable capacité à mettre en relation, à “faire des connexions“ entre des idées venues d’horizons très différents qui caractérise ce rapport. Le fonds STS devait donc être en mesure d’engendrer de telles étincelles. J’aime bien, pour finir, l’idée de la “gare de triage“, car elle évoque la multiplicité des chemins qui, au travers d’une bibliothèque, peuvent s’établir entre ceux qui écrivent les livres et ceux qui les lisent, entre ceux qui constituent les collections et ceux qui en empruntent les ouvrages. Le fait que le fonds STS soit adossé lui-même à un laboratoire, le CSI, rend cette gare de triage encore plus particulière : d’une part parce que les possibilités de triage et de redirection bénéficient de la force du collectif qui nourrit le fonds, d’autre part parce que cette configuration permet une accélération de ces opérations de transferts, en rapprochant ce que Bruno Latour appelait le “front de la recherche” des publics divers que peut avoir la bibliothèque. Les ouvrages de la collection sont bien ceux, en effet, que les chercheurs ont identifiés comme pertinents dans le cours des recherches qui sont en train de se faire.

Comme nous l’avons aussi appris de Bruno Latour notre connaissance des choses reste définitivement lacunaire tant qu’on n’en pénètre pas la matérialité. C’est de ce point de vue que je voudrais maintenant formuler quelques observations. Le fonds STS se trouve au deuxième étage de la bibliothèque des Mines, et il est intéressant de noter que pour l’ingénieur ou le chercheur à la recherche d’un ouvrage, le chemin vers le savoir commence par un mouvement hélicoïdal, puisqu’il faut tout d’abord emprunter le petit escalier qui se trouve au fond pour accéder aux rayonnages. Parvenu au deuxième étage, on dispose sur l’ensemble de la salle et sur les autres collections d’une vue plongeante particulièrement agréable qui pourrait intriguer tout connaisseur de l’œuvre de Bruno Latour. En effet, lui qui nous a appris tant de choses sur les bienfaits de la pensée de l’horizontalité et nous a averti des périls de toute position de surplomb, trouvait peut-être finalement agréable l’idée qu’il faille s’élever dans les hauteurs de cette salle pour accéder aux savoirs sur les sciences et techniques, et qu’en dominant ainsi les autres collections, les sciences sociales prenaient un peu leur revanche, elles que l’on classait souvent dans le bas de la hiérarchie des disciplines scientifiques.

Une présentation du fonds STS serait sans doute incomplète sans un petit aperçu des ouvrages qu’on y trouve. Je vais juste en citer sept pour donner un tel aperçu. Cela constitue, vous vous en doutez, un choix personnel mais qui, je pense peut-être évocateur pour tous les connaisseurs de l’œuvre de Bruno Latour, tout particulièrement dans la période durant laquelle il a été à l’École des Mines

Une fois maitrisée la sensation du vertige l’usager du fonds sera sans doute étonné par son système de cotation : les ouvrages y sont indexés par ordre de leur arrivée dans la collection. Le premier ouvrage y a la cote STS 0001, et le dernier ouvrage la cote STS 7793. Un tel système, qui ne laisse aucune place au classement thématique, constitue indéniablement une provocation pour tout professionnel des bibliothèques rompu aux classements thématiques. Nous savons gré aux responsables de ce service à l’École de tolérer la persistance d’une telle bizarrerie au cœur de leur juridiction. Une de nos doctorantes avait, il y a quelques années, exprimé sa stupéfaction et sa réprobation en découvrant que le “fameux fonds STS“ dont elle avait tant entendu parler était classé de façon complètement désordonnée. Un collègue du CSI s’était empressé de lui expliquer, au contraire, qu’un ordre y était tout à fait repérable et hautement porteur de sens : en suivant linéairement les rayonnages, on parcourt l’échelle du temps et on peut décrypter l’évolution des problématiques de recherche traitées par les chercheurs du CSI. Il est ainsi possible d’y lire, selon un certain prisme, une évolution du champ STS. Je pense que l’absence de système de classement thématique ne gênait nullement Bruno Latour : tout classement thématique porte le risque de figer les collections dans l’organisation du savoir d’une époque donnée. Pour conserver toute sa puissance à la gare de triage, il n’était sans doute pas nécessaire d’encastrer les mobiles immuables que sont les livres dans un classement thématique dont les cloisonnements auraient restreint les voies de circulation et contraint les possibilités de bifurcation. Bruno Latour croyait bien plus aux vertus de l’indexation par mots clés, et il a accordé une grande attention dans les premières années de la constitution du fonds, au développement de la base de données indexée selon les mots clés qui permettait les recherches les plus diverses au sein de cette collection.

1. A la cote STS 262, on trouve tout d’abord Studies in ethnomethodology, de Harold Garfinkel, paru en 1967. Le passage un peu aride par l’ethnométhodologie faisait partie du chemin initiatique ordinaire dans la formation en STS au sein de l’atelier doctoral du CSI

2. A la cote STS 1546, on trouvera un ouvrage dont Bruno Latour avait fait un une référence incontournable du domaine STS : Leviathan and the Air-Pump: Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, de Steven Shapin et Simon Schaffer, paru en 1985 (Princeton University Press).

3. A la cote STS 1772 se trouve l’ouvrage de l’anthropologue Jack Goody, La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage, paru en 1978 (Éditions de Minuit). Selon Bruno Latour, cet ouvrage portait une révélation importante : la preuve de la matérialité des opérations intellectuelles qui traversent les sciences et techniques

4. L’ouvrage numéroté STS 3577 a été écrit par une philosophe avec laquelle Bruno Latour a entretenu le dialogue fécond que l’on connait : il s’agit de L’invention des sciences modernes, d’Isabelle Stengers, paru en 1993 (La Découverte).

5. A la cote STS 3614, on trouvera Science on the run : information management and industrial geophysics at Schlumberger 1920-1940, publié en 1994 (The MIT Press) par Geof Bowker. Bowker est un chercheur bien connu du champ STS mais on le cite aujourd’hui surtout pour ses travaux plus tardifs, notamment sur les problématiques de classification. En fait, Geof Bowker a fait une de ses premières recherches à l’École des Mines dans les années 1980, à partir des archives de Schlumberger. Au travers de cet ouvrage (et de quelques autres, des ouvrages d’Anne Gruner notamment), le fonds STS rend un peu ce qu’il lui doit à la famille Schlumberger qui a contribué à son existence.

6. A la cote STS 500, se trouve Science and the modern world : Lowell lectures, d’Alfred Whitehead, paru en 1925 (Macmillan), un ouvrage qui ouvre sur une petite énigme. En effet, les philosophes connaisseurs de Latour considèrent généralement que c’est plutôt tardivement, vers la fin des années 1990, que la philosophie de Whitehead a commencé à irriguer la réflexion de Bruno Latour. Comment, dès lors, expliquer que l’ouvrage ait été dans le fonds depuis la fin des années 1980 ? A-t-il été acquis par un autre chercheur du centre, ou a-t-il attendu bien sagement une dizaine d’année avant de susciter sa curiosité, comme un bon vin qui aurait vieilli en cave ?  

7. Enfin, à la cote STS 7793, on trouve un ouvrage de Dimitris Papadopoulos intitulé Experimental practice : technoscience, alterontologies, and more-than-social movements paru en 2018 (Duke University Press). Ça n’est pas Bruno Latour qui a commandé son acquisition, mais ce que je voudrais souligner ici, c’est que sa présence dans le fonds traduit bien la persistance, dans les recherches menées à l’École des Mines, des intérêts pour les liens entre expérimentation scientifique et société qui sont à l’origine du champ STS.

Je vous remercie pour votre attention, et pour conclure, je voudrais juste dire : “Le Fonds STS est mort, longue vie au Fonds Bruno Latour – Mines Paris“.

Alexandre Mallard

École des Mines de Paris, le 23 octobre 2023.


[1] Bruno Latour, 1996, “Ces réseaux que la raison ignore – laboratoires, bibliothèques, collections”, in Christian Jacob et Marc Baratin, Le pouvoir des bibliothèques. La mémoire des livres dans la culture occidentale, Albin Michel, pp. 23-46.



L’inauguration du Fonds Bruno Latour Mines-Paris a été préparée sous le pilotage de Clarisse Pradel, responsable de la bibliothèque de Paris, avec Pascale Nalon, responsable de la bibliothèque de Fontainebleau, Amélie Masson, documentaliste, et Ludovic Bouvier, archiviste.

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Inauguration

par Florence Paterson et Clarisse Pradel, scriptopolis.fr

[Lecture 2 min]

L’histoire du Fonds Bruno Latour Mines-Paris garde une part de mystère…