L’exposition universelle du climat : Sémiotique de la COP27

Béatrice Cointe


La COP27 s’est close dans la matinée du 20 novembre dernier, un jour et deux nuits plus tard que prévu. La majorité des participant·e·s avaient déjà quitté les lieux au moment du coup de marteau final. Compte tenu de l’immensité et de la complexité des négociations sur le climat, il faudra plusieurs jours, voire semaines, aux spécialistes pour en décrypter les résultats et en analyser les implications. Si les résultats des COP sont abondamment commentés, leur scénographie l’est moins. Elle en dit pourtant beaucoup sur l’état du problème climatique et de sa prise en charge.

La COP : place centrale. Photo : B. Cointe. CC-BY-NC-SA

Le théâtre des négociations

En mai 2015, sous l’impulsion de Bruno Latour et Frédérique Aït-Touati, le théâtre des Amandiers et Sciences Po avaient organisé « Le Théâtre des Négociations », un « pre-enactment » de la COP21 qui devait se tenir six mois plus tard à Paris. La théâtralisation visait alors à mettre en évidence « les problèmes de représentation » tragiques des conférences climatiques, et à expérimenter « des déplacements et des reformulations ». Mais le terme « théâtre des négociations » peut tout aussi bien être pris au pied de la lettre : les négociations sur le climat sont elles-mêmes déjà un théâtre. Stefan Aykut, Felix Schenuit, Jan Klenke et Emilie d’Amico ont ainsi proposé d’analyser les COP comme des performances, avec leur dramaturgie, leurs scripts et leurs distributions propres, et au cours desquelles les acteurs mobilisent des répertoires distincts suivant qu’ils se trouvent dans les espaces de négociations, d’exposition ou de manifestation que rassemblent les sites de conférence. [1] Depuis celle de Paris en 2015, les COP ont vu une inflation du nombre de participants et de sujets représentés. Cette inflation est elle-même un instrument de la « soft coordination » qui caractérise l’action climatique depuis l’Accord de Paris : celle-ci ne se cantonne plus à des tractations entre états sur la place des virgules et la tonalité des verbes, mais implique le secteur privé, les villes et régions ainsi que les ONG, sous l’égide du Secrétariat de la CNUCC [2] qui endosse un rôle de coordination plus proactif. Les COP s’apparentent ainsi de plus en plus à des expositions universelles du climat : seule une fraction des quelques 35 000 personnes venues à Charm El-Cheikh étaient là pour négocier. Les négociations ne sont d’ailleurs pas au centre du site, puisqu’il fallait marcher une bonne dizaine de minutes depuis l’entrée du site pour arriver aux salles de plénières.

Dans le dédale du climat

Les COP ne se tiennent pas toujours dans des hauts-lieux de l’action climatique, et l’arrivée à Charm El-Cheikh produit une certaine dissonance. « Las Vegas sans les gens », pour citer un participant croisé pendant la conférence, la ville s’ordonne le long d’une deux fois quatre-voies bordée de casinos, centre commerciaux et resorts de luxe. En anticipation de la COP, elle s’est parée de pistes cyclables et de bancs sur les trottoirs, apparemment flambant neufs. La COP se déroule dans le Tonino Lamborghini Convention Centre, agrémenté d’immenses hangars et de tentes montés directement sur des routes fermées à la circulation.

Un des couloirs, dans un des hangars. Photo : B. Cointe. CC-BY-NC-SA

A l’entrée, comme à toutes les COP, on est accueilli par les adeptes de la Supreme Master Ching Hai, qui, déguisés en poulets et en vaches, prêchent les bienfaits du véganisme. Une fois passée la sécurité, on passe sous juridiction onusienne. On entre sur une place centrale autour de laquelle se déploient des salles de conférences aux noms tirés de la mythologie égyptienne. Une carte du site occupe toute une façade et sert régulièrement d’arrière-plan à des manifestations déclarées et autorisées par l’ONU. Elle sera de peu de secours.

Pour quitter cette place centrale et accéder aux bureaux des délégations et aux espaces de négociations, il faut traverser un dédale de pavillons – espaces d’expositions des pays, mais aussi d’institutions internationales, d’ONG ou de coalitions d’entreprises.

Au fil des jours, on finit par se dessiner une cartographie parcellaire et fragile, dont on perd vite le fil tant les repères se ressemblent tous. L’Egypte trône au cœur du labyrinthe. Le GIEC est accolé au Niger, et près du Japon. Il faut tourner à droite au niveau de la Banque Mondiale pour trouver l’Union Européenne, qui fait face à l’Arabie Saoudite. L’Australie (qui sert du bon café) fait face à la Coalition for Rainforest Nations ; l’Italie (qui sert également du bon café, mais pas à toute heure) est à proximité de l’OMS. La Méditerranée est dans un coin à côté des toilettes – et d’ailleurs, il y aussi des toilettes entre l’Inde et la Corée du Sud. Les pavillons de la Turquie et de l’Ukraine mériteraient bien une seconde visite, mais où sont-ils ?

Dans les quatre (ou cinq ? je n’ai pas réussi à stabiliser le compte) hangars, les échos des micro-conférences organisées dans les pavillons se fondent dans le vrombissement de la climatisation. Il est à peu près impossible de savoir si on en a fait le tour, combien de temps on mettra pour trouver un pavillon particulier, si on avance ou si on tourne en rond. Si on trouve la bonne sortie, on finira par déboucher sur les zones de négociations. Elles sont plus calmes : ici, le labyrinthe est dans les textes. [3]

Scénographies

La désorientation n’est pas, ou pas que, l’effet d’une signalisation lacunaire. L’espace est saturé de messages, plus ou moins articulés, plus ou moins harmonieux. Il y a des plans, des flèches, des badges, des kakemonos de chiffres, des affiches présentant ou corrigeant les programmes des side-events, des télés diffusant des vidéos en boucle, des QR codes dans tous les recoins. Des bannières géantes mobilisent des mots d’ordres – biodiversité, finance, genre, sciences, implémentation – à grands renforts d’images insipides. A l’extérieur, des écrans géants articulent anxiogénèse et élans mobilisateurs, pendant que des manifestations sporadiques, dans leurs espaces dédiés, tentent de rappeler les négociateurs à l’ordre.

Le pavillon saoudien. Photo : B. Cointe. CC-BY-NC-SA

Le déluge de signes n’est nulle part plus dense, ni plus discordant, que dans les hangars à pavillons. Les messages y sont articulés autant dans ce qui est affiché – slogans, vidéos, infographies – ou dit pendant les évènements que dans l’agencement matériel des espaces.

L’exemple le plus frappant est sans doute le pavillon de l’Arabie Saoudite : immense et vide, il semble n’avoir pour seule raison d’être que d’occuper l’espace, résumant assez bien la stratégie de négociation du pays. Il offre un contraste saisissant avec celui de l’Union Européenne qui lui fait face : là, un amphithéâtre cosy a été construit en palettes de légumes recyclées, et en guise de signe de bienvenue, un immense « ACT NOW ! » coloré orne sa façade. On retrouve une esthétique similaire dans plusieurs pavillons de pays européens, comme ceux de la France, de l’Allemagne ou du Danemark : un design simple, des matériaux bruts – bois, carton, coton, pas de fioritures. Le pavillon français est d’ailleurs le même que lors de la COP précédente. Le pavillon du Benelux, qui est aussi celui de la Banque européenne d’investissement, ressemble à un guichet d’agence bancaire. Le pavillon de l’Ukraine est à mi-chemin entre dispositif de propagande et installation artistique : y sont exposés 500 cubes contenant des échantillons de sol ukrainien, une section de tronc d’arbre criblée de shrapnels, mais aussi une maquette d’éoliennes et de panneaux solaires signalant l’engagement du pays dans le développement des énergies renouvelables. Certains pavillons proposent des installations immersives, comme celui du Brésil, tout en écrans dont qui font danser chiffres, mots clés et motifs abstraits au rythme des mouvements des visiteurs. Le Qatar, venu avec des maquettes de tous ses nouveaux stades, ne semble pas savoir s’il est à la COP ou à la Coupe. Le pavillon « Civil Society », comme celui des stands d’ONG pour la justice climatique, s’inscrit de façon presque caricaturale en porte-à-faux d’une esthétique d’ensemble qui oscille entre exposition universelle et salon professionnel. Le Pakistan – qui présidait cette année le groupe de négociations du G77 – diffuse des vidéos d’inondations sous le slogan « What goes on in Pakistan will not stay in Pakistan », rappelant qu’il ne s’agit pas d’une foire commerciale comme les autres. On trouve aussi des représentants des non-humains : la cryosphère, l’océan, les atomes, les forêts tropicales et même le métaverse ont leurs pavillons, qui les présentent comme solutions incontournables ou comme entités menacées, et parfois les deux à la fois.

On peut cliquer sur les images présentées ci-dessous pour agrandir l’affichage.


L’envers du décor

Exposition sur l’hydrogène au pavillon des EAU. Photo : B. Cointe. CC-BY-NC-SA

Peu à peu, le décor se délite, rappelant le caractère provisoire de l’installation. Les arbres se dessèchent, les lettres collées sur les façades des pavillons tombent. Même le pavillon étincelant des Emirats Arabes Unis montre des signes d’usure : des feuilles de papier demandant poliment de ne pas toucher les maquettes illustrant les efforts de verdissement du pays viennent brouiller le message. La molécule de dihydrogène fièrement exposée n’est plus la promesse d’une abondance de carburant décarboné, mais l’assemblage bricolé de deux boules de polyester peintes en bleu.

On comprend que les gens qui occupent les chaises des pavillons sont essentiellement des observateurs fatigués à la recherche d’un endroit où s’asseoir. On remarque moins les décors exubérants de certains stands, et davantage les kilomètres de chatterton qui sont nécessaires pour tout tenir ensemble. On se rend compte que les poubelles de tri, qui affichent toutes des catégories de déchets différentes (ici verre/carton/autres, là papier/canettes/plastique) ne doivent pas trier grand-chose.

Le soir de la clôture officielle de la COP, du côté des négociations, l’incertitude et la tension sont au plus haut. Les discussions se déroulent pour l’essentiel en bilatéral et à huis-clos, autrement dit dans les coulisses. Les hangars des pavillons sont vides, à l’exception des ouvriers qui s’affairent déjà à les démonter. On remballe, jusqu’à l’année prochaine.



Le même arbuste au début et à la fin de la COP.  Photos : E. Bouly, B. Cointe. CC-BY-NC-SA

5 Décembre 2022.


Merci aux étudiants de la délégation « COP-ENS », Elsa Bouly, Zoé Brioude, Naama Drahy, Rémy Giaccobo, Adrien Fauste-Gay, Alice Muñoz-Guypoui et Thibaud Schlesinger pour avoir partagé leurs observations et leurs photos ; et à Kewan Mertens pour sa relecture et pour la trouvaille de la formule « la COP ou la Coupe ».


[1] Stefan C. Aykut, Felix Schenuit, Jan Klenke, Emilie d’Amico; It’s a Performance, Not an Orchestra! Rethinking Soft Coordination in Global Climate Governance. Global Environmental Politics 2022; 22 (4): 173–196. doi: https://doi.org/10.1162/glep_a_00675

[2] Convention-cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques

[3] Même si le vacarme de la climatisation et le bruit des avions en train d’atterrir à l’aéroport tout proche interfèrent avec les discussions. Parfois, les délégué·e·s s’arrêtaient au milieu d’une phrase pour laisser passer un avion.

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