La gouvernance d’Internet croise les STS

Il fut un temps, au début des années 2000, où se définir comme spécialiste de questions de gouvernance de l’Internet suscitait l’indifférence sinon carrément la perplexité auprès du grand public. Le mot « gouvernance de l’Internet » semblait en effet renvoyer à un monde étrange et étranger à Image1_F Patersonnotre vie quotidienne : un monde d’institutions onusiennes et intergouvernementales ou encore de standardisation technique, peuplées d’acronymes indigestes, s’occupant de questions et de jeux de pouvoir éloignés des préoccupations des utilisateurs.

Les temps ont changé. Pas pour la pertinence des questions auxquelles renvoie l’étiquette « gouvernance de l’Internet » : celles-ci n’ont jamais cessé d’être fondamentales. Mais parce que, du fait du nombre de problèmes soulevés quotidiennement — de l’omniprésente surveillance des réseaux mise en œuvre par les agences de renseignement américaines et dévoilée par Edward Snowden, au débat sur l’obligation des moteurs de recherche d’assurer le « droit à l’oubli » à toute personne qui en ferait demande — on commence désormais à comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’institutions rébarbatives mais aussi d’un ensemble de dispositifs et de pratiques qui façonnent le « réseau des réseaux » jour après jour.

Après la provocante « déclaration d’indépendance du cyberspace » proposée par John Perry Barlow en 1996, l’Internet, autrefois conçu et utilisé dans une poignée de laboratoires informatiques publics et privés américains, intéresse désormais l’ensemble des activités humaines et est rendu accessible sur une variété de supports croissants, s’apprêtant à « coloniser » les objets de notre vie quotidienne. Cette « omniprésence discrète » suscite des questions relatives à la vie privée, à la formation des collectifs, à la reconfiguration des marchés, et se traduit notamment par la création de nouveaux instruments techno-juridiques au moyen desquels assurer la protection des libertés individuelles et garantir l’existence, voire le progrès, des arènes démocratiques.

Les recherches que j’ai menées pendant presque six années au Centre de Sociologie de l’Innovation ont été consacrées à l’exploration de plusieurs dynamiques et dispositifs ayant trait, de manière plus ou moins directe ou stabilisée, à la gouvernance de l’Internet. Ces recherches ont été développées notammenxkcd - Circuit Diagram, by Randall Munroet grâce à mon implication dans deux projets financés par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) : Vox Internet II – La construction démocratique des normes (2008-2010) et ADAM – Architectures distribuées et applications multimédias (2010-2014), ainsi qu’à mon travail de thèse doctorale.

Le projet de recherche que je souhaite poursuivre à partir de la rentrée 2014, dans le cadre de mon recrutement au CNRS et de mon affectation au sein de son Institut des sciences de la communication (ISCC), entend continuer à explorer la gouvernance de l’Internet en mettant l’accent sur son expérience, ses contextes et pratiques, ses frontières et complexités. En poursuivant ce type de questionnement, je souhaite notamment identifier les pratiques sociales et les procédures à l’œuvre qui n’ont jusqu’ici pas été appréhendées en tant que « gouvernance » — en montrant de quelle manière elles font, en effet, partie de cette expérience. Je suggère qu’il est nécessaire de s’attacher à découvrir le « travail » de la gouvernance, les opérations souvent invisibles et pourtant très matérielles qui n’ont été appréhendées qu’incomplètement par la théorie politique et juridique. Une telle approche ne peut que se fonder sur une exploration fine et détaillée de la gouvernance de l’Internet, au fil de ses « pratiques situées » quotidiennes : les élaborations de procédures et algorithmes, usages de dispositifs et infrastructures, productions de documents et instruments, qui le co-construisent au jour le jour. Comme l’a bien résumé la juriste Mireille Delmas-Marty lors du colloque final du projet Vox Internet, l’Internet est à la fois perturbateur, révélateur et producteur de règles. Trois facettes parfois en conflit, dont il est nécessaire, aujourd’hui plus que jamais, poursuivre l’exploration.

Francesca Musiani est actuellement chercheuse post-doctorante à l’Ecole des médias et du numérique de la Sorbonne (EMNS) et au CSI MINES ParisTech, où elle a mené son travail de thèse doctorale (primé par la CNIL) entre 2008 et 2012. Elle a été Yahoo! Fellow in Residence à l’université de Georgetown (Etats-Unis) en 2012-2013 et est membre de la Commission de réflexion et de propositions ad hoc sur le droit et les libertés à l’âge du numérique créée par l’Assemblée nationale en mai 2014. A partir du 1er octobre 2014, elle rejoindra l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC) en tant que chargée de recherche, en restant par ailleurs chercheuse associée au CSI.

Illustration #1 : Pour Francesca, par Florence Paterson

Illustration #2 : xkcd – Circuit Diagram, par Randall Munroe

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