Bruno Latour, 1947-2022

C’est avec une immense tristesse que le Centre de Sociologie de l’Innovation apprend la mort de Bruno Latour, qui a été pendant 25 ans l’un des piliers de notre centre de recherche. Il développera ses activités de recherche et d’enseignement à l’École des Mines de 1982 à 2006, réalisant une grande partie des travaux qui l’ont fait connaître. Avec Michel Callon et John Law en Angleterre, puis Madeleine Akrich et bien d’autres chercheurs, il a permis un renouveau radical de la sociologie des sciences et des techniques, à travers ce qui s’est d’abord appelé la sociologie de la traduction, puis l’Actor-Network Theory (Théorie de l’Acteur-Réseau), très vite célèbre à un niveau international. Dès ses débuts, Latour avait appliqué ce que Callon et Law appelleront le principe de symétrie, aussi révolutionnaire aux yeux des anthropologues que des épistémologues, pour analyser la production du savoir en Côte d’Ivoire avec les outils de la science, et le travail des chercheurs d’un laboratoire californien avec les outils de l’anthropologie : l’universel est un particulier comme les autres, il est le résultat de la production minutieuse d’inscriptions, non la découverte d’une Nature déjà là.

Ses recherches en histoire, sociologie et philosophie ont porté initialement sur l’activité scientifique (La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques [1988, avec Steve Woolgar] ; Les microbes : Guerre et paix [1984] ; la Science en Action [1987]) et l’innovation technique (Aramis ou l’amour des techniques [1992]). Elles ont trouvé une inscription favorable au sein d’une école d’ingénieur, alors même que les sciences et les techniques constituaient des sujets relativement ignorés par les sciences sociales françaises. Pour autant, la réflexion de philosophie politique est bien présente dès ces premiers travaux, et deviendra une visée de plus en plus explicite de l’approche qu’il développera à partir des années 1990 (Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique [1991] ; La fabrique du droit. Une ethnographie du conseil d’État [2002]). Elle problématise notre rapport à la nature (Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie [1999] ; L’espoir de Pandore [2001]), une thématique qui l’animera jusqu’à la fin de sa carrière.

De Péguy, à qui il avait consacré sa thèse, de la religion à la littérature et à la peinture (notamment déjà sur le rapport entre la terre et le divin), du droit au politique, de l’économie à l’organisation, c’est la variété de ces réalités à la fois distinctes et étroitement reliées qui l’intéressait. De terrain en terrain, il s’est employé à décrire minutieusement les façons propres à chacune de s’articuler et de se mettre en forme, ce qui a abouti à sa vaste Enquête sur les modes d’existence (2012).

Avec un sentiment d’urgence croissant, il a consacré son énergie à lancer l’alerte et à politiser l’Anthropocène comme peu l’ont fait, en ancrant les problèmes écologiques à même le sol et en identifiant très clairement les adversaires de celles et ceux qu’il appelait les “terrestres” (Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique [2015]). Ce faisant, il a transformé la notion de réseau en instrument de description et de remise en question des conditions de vie sur la Terre, sans jamais abandonner son attachement à l’enquête, nous invitant à nous demander collectivement “À quoi tenons-nous, où pouvons-nous atterrir, où sommes-nous ?” (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique [2017] ; Ou suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres [2021]).

Autant de questions qui, grâce à ses derniers travaux, paraissent un peu moins vertigineuses.

Pédagogue hors pair, il a imaginé des expérimentations collectives comme l’enseignement original sur l’étude des controverses, qui reste aujourd’hui encore pratiquée à l’École des Mines, et qui a essaimé dans d’autres institutions d’enseignement, en France (École des Télécommunications, École des Ponts et Chaussées, Sciences Po Paris…) et à l’étranger (Université de Manchester, MIT, École Polytechnique Fédérale de Lausanne…). Dynamique et créatif dans l’animation des débats scientifiques et politiques, il prêtait une grande attention à l’expérience de ceux qui s’engagent dans l’enquête et s’efforcent d’en rendre compte. Les ateliers de formation à la recherche qu’il anima au CSI, mettant les doctorants au centre de la discussion et mobilisant des exercices d’écriture inventifs, témoignent de façon exemplaire de l’esprit dans lequel il abordait les débats intellectuels. 

Les chercheuses et chercheurs du CSI, Mines Paris – PSL, lui expriment ici leur reconnaissance.

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