Attachements/ éthique et politique / êtres de fiction : le pragmatisme à l’épreuve de l’enquête et du débat

 

Au printemps, dans le cadre d’un programme de résidences de professeurs allemands et étrangers, j’ai été invité trois mois à Weimar par l’IKKM (l’Internationales Kolleg für Kulturtechnikforschung und Medienphilosophie, rattaché à la Bauhaus-Universität Weimar). Pendant mon séjour, à côté des échanges avec les autres professeurs invités, des conférences et des « labs » (des ateliers de recherche plus ouverts sur les recherches en cours), l’Institut m’a donné, de façon plus originale, les moyens d’organiser trois ateliers de recherche. Chacun une semaine, ils ont réuni entre douze et vingt invités extérieurs, à PotWeimar_juil13peu près selon un même format : d’abord deux ou trois jours de travail interne entre les participants autour de leurs matériaux de recherche, puis une reprise en séminaire ouvert pour un débat avec les chercheurs, les professeurs et les étudiants de l’IKKM ou de l’Université intéressés.

Au cours des séances mêmes, on a pris le temps de présenter et discuter les enquêtes de chacun de façon approfondie et sans mettre de côté les questions délicates. L’avantage de la formule est de permettre que les échanges se prolongent au café, au restaurant ou le soir, et que de vrais liens se nouent entre ceux qui veulent. Un autre effet de la formule, assez naturel même si je m’y attendais moins, est qu’à partir de questions transverses largement communes aux uns et aux autres – sur le pragmatisme, l’enquête, l’engagement, la valeur et l’évaluation de l’action ou des choses – un rapprochement entre les collectifs ainsi formés s’est dessiné pour l’avenir.

Trois ateliers de recherche à Weimar

Un premier atelier réunissait des chercheurs travaillant sur la dépendance, la vulnérabilité, les identités incertaines (qui ne se connaissaient pas tous, loin de là), pour discuter d’une possible « éthique de situation » : devant des cas difficiles ou des actions problématiques, face à des problèmes peu formulés, à des contraintes et des exigences contradictoires, à des divergences entre les personnes impliquées, quand en outre les jugements sont eux-mêmes marqués par l’incertitude, comment agit-on ? Surtout, peut-on rétablir la continuité pratique et théorique entre action, analyse et évaluation, au lieu de les distribuer selon des partages trop commodes – entre principes supérieurs et savoir-faire sur le tas, entre chercheurs et acteurs, entre prescription et description ?

Un deuxième atelier, co-organisé avec le programme « AIME » sur les modes d’existence de Bruno Latour, traitait de « fiction », la notion étant comprise en un sens beaucoup plus large que la définition instituée par l’art et la littérature : figures, formes, images, caractères, personnages… êtres de toute nature, marqués par l’ambivalence du faire et du faire faire : de quel type d’action, de présence, d’agency, sont-ils capables, ces êtres que nous faisons et qui nous font en retour ? Placée sous le signe des textes magnifiques de Souriau sur « l’œuvre à faire » et l’appel des êtres à plus d’existence, la semaine a débouché sur des questions proches de celles des autres ateliers, autour de l’engagement et de la responsabilité dans un monde à accomplir.

Enfin un troisième atelier, « enquête, engagement, écriture », a rassemblé une dizaine de participants du séminaire Attachements, pour la plupart présents à l’atelier précédent. L’un des objectifs était de réfléchir au fonctionnement du séminaire l’an prochain, centré sur l’écriture d’un livre collectif qui revienne sur nos débats, précise les implications de nos références plurielles au pragmatisme aujourd’hui, et fasse connaître notre démarche. Et qui soit vraiment un livre collectif ! Mais le principal a là aussi été de discuter ensemble, à partir de longs exposés des uns et des autres, des questions et problèmes non réglés soulevés par nos expériences, de réfléchir à de nouvelles formes d’enquête, d’implication, de relation aux personnes concernées, ainsi qu’à d’autres modes de travail en commun, d’écriture et de publication, au sens fort que le pragmatisme donne aux mots « commun » et « public ».

L’atelier comme expérimentation collective

La formule a très bien fonctionné : pour entrer dans le contenu même des journées, qui ont été à la fois denses et amicales, je dirais que, au delà de ce qui est désormais un bagage deweyien commun (« issues » indéterminées, acteurs qui enquêtent pour définir ces « concerns« , recherche comme expérience participant à la formation de publics concernés, formes du débat faisant elles-mêmes partie du débat, etc.), le fait de rester une semaine ensemble a permis d’inverser la donne : partir de situations concrètes, spécifiques, oblige à repenser les choses, à voir ce que cela change d’adopter une démarche pragmatiste et inversement ce qu’une recherche particulière apporte comme nouvelles questions, sans pouvoir appliquer ce qui sinon deviendrait vite des slogans vides ou une méthodologie passe-partout.

Nouvelles questions de recherche

Ce sont les cas précis, discutés à fond, qui nous ont fait avancer, les problèmes et les idées n’émergeant qu’à tâtons, tant au moment de la recherche qu’entre nous. Il reste surtout beaucoup de travail à faire sur les questions difficiles que nous avons mises sur la table. Je les évoque ici brièvement, de façon forcément un peu caricaturale.

La redéfinition du politique aujourd’hui, une fois qu’il met en avant les formes de vie et les mondes à venir, et non les appartenances (gouverner des Antoine_Bruno_Weimar_Juil13nanotechnologies ou comprendre des politiques tarifaires, aussi bien qu’« habiter » un quartier, promouvoir des expériences communes, accompagner des travailleuses du sexe…).

Le travail sur commande (pour une agence ministérielle), dans un cadre institutionnel (maison pour ados difficiles), ou en relation avec des projets locaux (comme un parc régional ou des projets urbains).

Le sensible, à tous les sens du terme : par exemple la possibilité de restituer sans blesser ni violenter ses acteurs une histoire contradictoire et assez dure (la fermeture des usines de Lorraine) ; ou le travail d’aidants ou d’éducateurs placés dans des situations délicates ; ou le suivi d’un comité de médecins devant répondre aux demandes de transsexuels et apprenant, ou, pour le dire mieux, apprivoisant au fur et à mesure de l’expérience une réalité qui leur était étrangère.

Et encore, autour de la vulnérabilité et de l’engagement du sociologue : que dire, que faire, comment être responsable de la relation de confiance qui se noue avec ceux qui se confient, comme on dit si justement ? Notre débat sur la relation fragile mais très impliquante tissée par l’une de nous avec une fille « labellisée schizo » qui, n’ayant plus à se défendre de l’être, laisse peu à peu la parole à ses visions et aux monstres qui la suivent, faisait directement écho au travail passionnant de l’association Dingdingdong, de « co-production de savoir » (et non d’« entraide ») sur la maladie d’Huntington.

Nous nous sommes enfin interrogés sur la philosophie de l’objet qu’implique tout cela (objet-concern, donc relation, visée, appel, etc.), au delà de l’allergie constitutive de la sociologie aux objets des acteurs. Et sur la difficulté mais l’importance cruciale de définir une éthique de situation, et d’affronter la responsabilité individuelle et collective qu’elle demande : si le chercheur, enquêteur sur des enquêteurs, ne se définit pas par un surplomb scientiste, il n’en est que plus tenu à se demander la nature de l’expérience qu’il vit avec ses enquêtés-enquêteurs (sans qu’elle soit la leur), ce qu’il fabrique, l’effet de ses comptes rendus, tant vers les publics concernés que vers le monde académique.

Que dire d’autre, pour conclure, sinon remercier chaleureusement l’IKKM, en particulier les responsables de notre accueil, ainsi que tous les participants aux diverses journées, et enfin solliciter de tous réactions et commentaires : ils sont les bienvenus !

Photo # 1 : Discussion au café, place du marché, Weimar, Juillet 2013. Photo : Jean-Michel Frodon.

Photo # 2 : Atelier “Fiction” co-organisé avec le programme « AIME » de Bruno Latour sur les modes d’existence, Weimar, Juillet 2013. Photo : Jean-Michel Frodon.

 

 

 

 

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