Appel à candidature thèse Cifre : Ce que la fragilité fait à l’architecture



APPEL À CANDIDATURE THÈSE CIFRE

Ce que la fragilité fait à l’architecture

Agence SCAU – Centre de sociologie de l’innovation


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Contexte

Depuis quelques années, le métier d’architecte connaît de profonds bouleversements. L’accélération du réchauffement climatique, la crise des ressources, la récente pandémie, l’effondrement de la biodiversité, ou encore la remise en cause des pratiques extractives le placent au centre de critiques parfois radicales, mais aussi de nouveaux espoirs. Comment peut-on encore bâtir sans aggraver l’inhabitabilité du monde ? À partir de quelles connaissances ? Pour produire quelles formes ? Avec quels matériaux ? Ces questionnements se retrouvent dans les thématiques des numéros récents de nombreuses revues professionnelles[1], mais aussi dans des diverses initiatives publiques qui invitent, explicitement ou implicitement, à réinventer l’architecture, qu’elles portent sur l’arrêt pur et simple de la construction[2], sur la nécessité de privilégier la réhabilitation à la démolition[3], ou encore de minimiser la quantité considérable des déchets produits dans le secteur[4].

Ces interrogations touchent l’architecte même, et le rôle que celui-ci, ou celle-ci, peut tenir dans un monde instable. Le nécessaire repositionnement passe en particulier par l’abandon des repères issus de la modernité. Pour beaucoup, en effet, la figure de l’architecte doit se défaire de celle de l’auteur individuel, tout comme ses réalisations sont vouées à ne plus se réduire au statut d’œuvre, ou de « geste » architectural. D’un côté, la dimension collective de l’architecture semble s’imposer comme une réponse possible face aux crises contemporaines, qu’il s’agisse de composer des assemblées de « parties prenantes » aux expertises et aux préoccupations variées, ou d’inscrire le travail de l’architecte dans un temps long, à la suite d’autres, sans qu’un acte créateur prétende faire rupture. De l’autre, par ses reprises et transformations, le bâtiment est appelé à être appréhendé comme une entité vivante, aux contours jamais totalement figés, et fortement intégré à son milieu.

Ces bouleversements, très présents aujourd’hui dans le débat public en Europe et tout particulièrement en France, se traduisent dans les activités concrètes au sein des agences d’architecture et d’urbanisme, quelles que soient leur taille et leur spécialité. Hormis quelques cas, qui semblent littéralement « anachroniques[5] », une grande majorité s’accorde en effet pour considérer qu’il n’est plus possible de pratiquer l’architecture de la même manière que lors de ces cinquante dernières années, quel que soit le courant esthétique duquel on se réclame. Si ces transformations de la pratique sont en partie imposées par de nouvelles normes nationales et internationales, elles prennent aussi leur source dans un travail réflexif mené à même les projets, et nourrissent des innovations « par retrait[6] » qui s’appuient notamment sur un usage croissant du réemploi[7], des formes de recyclages variées[8], des procédés industriels repensés[9], et plus généralement une forme de frugalité assumée[10].

Les débats et les reconfigurations à l’œuvre dans le monde de l’architecture mêlent donc des questions politiques, économiques, sociales, voire morales. Mais ils placent aussi au centre des préoccupations contemporaines la question des matériaux. Celle-ci se pose aujourd’hui à l’articulation de deux enjeux étroitement connectés. D’un côté, elle porte sur l’efficacité énergétique : quels sont les matériaux qui permettent de répondre aux grands défis du réchauffement climatique ? Quels sont ceux qu’il faut désormais éviter ? De l’autre, cette question elle concerne l’empreinte environnementale :  quels sont les matériaux les moins coûteux sur le plan des ressources et de l’énergie nécessaire à leur production et leur acheminement ?

Une autre dimension reste dans l’angle mort de la plupart des discussions, alors même qu’elle constitue le soubassement de ces problématiques qui prennent une importance nouvelle depuis quelques années : la fragilité matérielle. C’est une évidence, les acteurs de la construction s’assurent, dans tous les sens du terme, de la solidité des matériaux qu’ils mobilisent. Pourtant, une fois réalisés, nombreux sont les projets qui révèlent des formes de fragilités matérielles : fuites, fissures, casse, etc. Cette part de la « vie des bâtiments[11] » reste généralement dans l’ombre des récits et des réalisations architecturales. Seuls les événements les plus spectaculaires portent la question de la fragilité matérielle jusque dans la sphère publique. C’est le cas de la chute du pont de Gênes en août 2018, qui a donné lieu à d’intenses débats, notamment sur les prétentions à la solidité qui avaient accompagné sa construction.

Hormis ces situations exceptionnelles, et quelques scandales au retentissement plus local, la fragilité matérielle est cantonnée aux coulisses de l’architecture : dans la prise en charge par les assurances des cas litigieux d’une part, du côté des activités quotidiennes de la maintenance d’autre part. Ces deux domaines d’activité ne sont quasiment jamais présentés comme relevant de l’activité architecturale à proprement parler. Elles en constituent des externalités, qui font de la fragilité une sorte de tabou dont personne ou presque ne veut entendre parler.

L’objectif de ce projet de recherche est de renverser cette perspective en interrogeant de front la fragilité matérielle, et en la réintégrant dans la pratique de l’architecture. Avec le nouveau régime climatique, il est en effet inimaginable de continuer de cantonner ces enjeux aux frontières du métier d’architecte. L’apparition de nouveaux dangers (par exemple l’apparition d’écarts de température inédits), la multiplication et l’accélération d’autres (retrait-gonflement des sols argileux, tempêtes, inondations…), mais aussi le vieillissement de nombreux ouvrages dont l’entretien a été négligé, sont autant de phénomènes qui obligent à repenser la fragilité matérielle, et à imaginer des manières de composer avec elle plutôt que la réduire aux seuls instruments des calculs de risques, qui atteignent par ailleurs aujourd’hui leurs limites comme en témoignent les difficultés des compagnies d’assurance.

La thèse

Pour comprendre ce que la fragilité fait, et pourrait faire, à l’architecture, l’agence SCAU et le Centre de sociologie de l’innovation (CSI – Mines Paris PSL) s’associent pour encadrer une thèse en études des sciences et des techniques (STS), destinée à alimenter empiriquement et théoriquement les travaux de recherche initiés au sein de l’agence depuis plusieurs années[12] et ceux qui se tiennent au CSI autour des pratiques de maintenance et de réparation[13]. La thèse s’inscrira dans la continuité d’un séminaire initié entre les deux institutions en mars 2025, consacré aux liens entre maintenance et architecture[14]. Elle consistera en une enquête approfondie sur les situations qui ponctuent la vie des agences et portent sur des défauts matériels, afin de reconstituer leur dynamique temporelle et décrire l’agencement sociotechnique que ces moments d’épreuves ou de confrontation mettent en lumière (un des points d’entrée pourra être notamment les litiges et les affaires). La recherche pourra s’attacher à diversifier les champs d’exploration pour croiser les pratiques architecturales et les postures. Les méthodes précises déployées s’adapteront au fil des premiers résultats, en discussion avec les équipes de SCAU, le CSI et le/la candidat·e.

À titre d’illustration, quelques lignes de recherche se dégagent des premiers travaux sur la maintenance et des réflexions menées dans le cadre d’un séminaire de recherche en partenariat entre SCAU et le CSI :

L’expérience de la fragilité matérielle semble réinterroger le rapport de l’architecte à la durée, à une certaine conception de l’obsolescence (le vieillissement) et à la perception des différentes temporalités qui se jouent dans et autour de son intervention ;

Replacer la fragilité et les différentes formes de maintenance qu’elle peut impliquer au cœur de l’acte de conception amène l’architecte à s’extraire du paradigme de la performance et de la robustesse qui a façonné la production immobilière et les manières de faire de l’architecture, et à réinterroger les rationalités à l’œuvre dans les choix de conception ;

Les formes d’attention induites par la confrontation à la fragilité, qu’elle soit récurrente, comme celle rencontrée par l’architecte de copropriété, ou occasionnelle mais structurante, comme celle résultant de la multiplication des désordres liés à la crise écologique, pourraient contribuer à une redéfinition du rôle et du champ d’intervention de l’architecte, ainsi qu’à une reconfiguration de la profession.

Enfin, l’expérience de la fragilité vient troubler (au sens que lui donne Donna Haraway) le rapport à l’image et la réponse esthétique de l’architecte.

Le projet de thèse prendra la forme d’une Cifre (Convention industrielle de formation par la recherche), et sera donc soumis à l’ANRT pour validation avant son démarrage. SCAU et le CSI ont déjà obtenu plusieurs Cifre ces dernières années.

Les conditions salariales sont définies par le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation[15].

Le/la candidat·e sera accueilli·e dans l’agence SCAU pour une moitié du temps, et au CSI l’autre moitié, répartie sur une durée de trois ans de thèse.

L’agence SCAU

Créée en 1971, l’agence d’architecture SCAU compte près de 70 collaborateurs et 9 associés et directeurs associés. Reconnue pour son savoir-faire dans la conception de grands équipements d’intérêt général et son activité de recherche développée en son sein depuis une dizaine d’années, l’agence se nourrit d’une vision du collectif tournée vers l’apport mutuel et l’enrichissement par la différence, à l’échelle de l’équipe comme auprès de ses partenaires ou au travers des espaces qu’elle conçoit.

L’agence intervient pour le compte de maîtres d’ouvrage publics et privés, dans le cadre de marchés de maîtrise d’œuvre classiques ou de montages en conception-réalisation ou en marché global de performance, notamment dans le domaine de la santé, de la justice, du sport et de l’enseignement supérieur. Les grands équipements hospitaliers, les établissements pénitentiaires et les grands stades font partie des domaines d’expertise reconnus de l’agence. Les projets privés portent sur des programmes tertiaires, marqués par un nombre croissant de restructurations, ainsi que des programmes hôteliers, commerciaux ou événementiels sportifs.

L’agence s’est dotée d’un pôle Recherche afin d’inscrire chaque projet dans un processus de recherche continu. Cette posture réflexive, activement portée par le collectif d’associés, permet une prise de distance avec la commande et les processus opérationnels. La recherche en agence apporte une profondeur de champ à même de recontextualiser la pratique architecturale et d’éclairer sa contribution dans une vision à la fois prospective et rétrospective, en même temps qu’elle ouvre des espaces de dialogue avec les partenaires et parties prenantes des projets.

L’agence a ainsi accueilli successivement trois doctorantes et doctorants en thèse CIFRE ces dernières années, en partenariat avec l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD), le CNAM, le Laboratoire Architecture Ville Urbanisme Environnement (CNRS – LAVUE) et la chaire de Philosophie à l’hôpital.

SCAU et la philosophe Cynthia Fleury ont également été les co-commissaires de l’exposition SOUTENIR, Ville, architecture et soin, organisée au Pavillon de l’Arsenal à Paris, qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage collectif en 2022, parallèlement aux travaux de recherche menés dans le cadre de la thèse CIFRE. Devenu un ouvrage de référence dans le domaine, SOUTENIR restitue une histoire de la maladie et du soin dans la ville, entre centralité et mise à distance, entre inclusion et invisibilisation pour mieux appréhender comment remettre le soin au cœur des pratiques architecturales et urbaines.

Le projet de recherche MAINTENIR, engagé en partenariat avec le CSI de Mines Paris PSL, s’inscrit dans la continuité de la recherche sur l’architecture du Care. La maintenance trouve en effet sa place dans la définition que Joan Tronto donne au soin, le Care comme « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde » de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». La maintenance invite à penser en dehors des modes d’intervention fondés sur le renouvellement permanent et la transformation performative qui enserrent aujourd’hui la pratique du projet architectural. En opérant cette inversion, cette recherche vise à explorer d’autres voies pour appréhender la durabilité, la vulnérabilité et la fragilité et développer de nouvelles formes de sensibilité ou de manières de faire.

Cette recherche prend appui sur trois volets complémentaires : un volet scientifique avec la thèse CIFRE objet du présent appel à thèse, un volet à visée écosystémique et méthodologique avec le séminaire « Architecture et maintenance. Ce qui nous tient » et un volet applicatif autour de projets de recherche-action initiés au plus près des projets de l’agence. La direction de ce projet au sein de l’agence et la coordination avec les partenaires sont assurées par le pôle Recherche. La diffusion et la valorisation des travaux sont également au cœur de la démarche et feront partie à part entière du projet de thèse.

Le Centre de sociologie de l’innovation

La thèse sera supervisée par Jérôme Denis, et hébergée, pour son volet académique, au Centre de sociologie de l’innovation (Mines Paris – PSL), qui offre un environnement particulièrement riche pour l’encadrement scientifique de cette thèse, à l’articulation d’enjeux techniques, économiques, politiques, juridiques et professionnels. Fondé en 1967, le CSI est devenu dans les années 1980 l’un des laboratoires phares au plan international dans le domaine des Science and Technology Studies, sous l’égide de Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour. La sociologie de la traduction qui s’y pratique jusqu’à aujourd’hui dessine une troisième voie permettant d’échapper au débat entre réalisme et constructivisme, en examinant le travail matériel de production de la réalité et des connaissances et en adoptant un point de vue pragmatiste. La thèse s’inscrira dans l’axe de recherche consacré aux différentes modalités du « faire durer », et devra faire une contribution significative aux études des sciences et des techniques et notamment donner lieu à des publications nationales et internationales.

La candidature

Pour candidater, il faut être titulaire d’un Master 2 (ou sur le point d’obtenir) de recherche en sciences sociales (sociologie, science politique, géographie, urbanisme, histoire…), ou d’un Post-Master en architecture. La thèse s’inscrit en Science and Technology Studies et porte sur la pratique architecturale, une connaissance préalable de ces deux domaines, ou d’au moins l’un d’eux, est demandée.

La candidature prend la forme d’une lettre de motivation ainsi que d’un court document (2 à 3 pages) dans lequel vous décrivez comment vous envisagez le sujet brièvement exposé ci-dessous, et projetez la recherche qui pourrait être menée.

Ces deux documents devront être accompagnés d’un CV, d’un relevé des notes disponibles au moment de la candidature, ainsi que de tout texte jugé utile pour témoigner des capacités d’analyse et d’écriture (articles, billets de blog, le mémoire de master s’il est terminé…), et d’éventuelles lettres de recommandation.

Les candidatures sont à envoyer à jerome.denis@minesparis.psl.eu et s.samadi@scau.com au plus tard le 30 avril à minuit.

Une première sélection de candidatures donnera lieu à une deuxième phase sous la forme d’entretien avec des membres de l’agence SCAU et du CSI.


[1] Voir les derniers de Arch+, d’a, The Architectural review…

[2] Malterre-Barthes, C. 2025. A Moratorium on New Construction. MIT Press: Cambridge.

[3] Voir la campagne de HouseEurope.

[4] Chopin, J. & Delon, N. 2014. Matières Grises, Éditions du Pavillon de l’Arsenal : Paris ; Delon, N., Bonnemaison-Fitte, B. & Letourneur, R. 2024. Dans le mur, Premier Parallèle : Paris

[5] Busin, V., Denis, J. & Delon, N. 2024 « La Tour Insee à Malakoff : anachronie d’une chute », AOC.

[6] Goulet, F., & Vinck, D. 2012. « L’innovation par retrait. Contribution à une sociologie du détachement ». Revue Française de Sociologie, 53(2), 195-224.

[7] Architecture te réemploi, nouveau territoire d’économie circulaire, Bellastock, 2025.

[8] Recycler les bâtiments et les matériaux, Journées nationales de l’architecture, octobre 2024.

[9] Voir par exemple l’usage des modules préfabriqués dans les projets de réhabilitation de Canal Architecture.

[10] Voir le Manifeste pour une Frugalité heureuse et créative.

[11] Brand, S. 1994. How Buildings Learn: What Happens After They’re Built. New York: Viking Penguin.

[12] En particulier ceux qui ont donné à lieu à l’exposition « Soutenir, ville architecture et soin » qui s’est tenue entre avril et septembre au Pavillon de l’Arsenal.

[13] Denis, J., & Pontille, D. 2022. Le soin des choses. Politiques de la maintenance. Paris: La Découverte ; 2023. « Fragilités matérielles ». Revue d’anthropologie des connaissances, 17(4), 1-17.

[14] « Maintenir. Architecture et maintenance, ce qui nous tient » : Séminaire SCAU x Jérôme Denis.

[15] ANRT, Le dispositif Cifre.


Sources images : SCAU Agence , 2025 ; Estl273 Ing Mines Paris – Blog Headway, 2019.