Produire des connaissances et techniques aux frontières des institutions scientifiques

Morgan Meyer

L’exploration des amateurs d’histoire naturelle, de la biologie de garage ou de l’auto-construction d’équipements agricoles ont pour intérêt commun de conduire à des lieux, des pratiques, des collectifs qui se situent en dehors ou aux frontières des institutions scientifiques. Ce n’est pas seulement parce qu’elles forcent à porter le regard au-delà des laboratoires, des universités et des centres de recherche que les façons alternatives de produire des connaissances, de fabriquer des équipements et de créer des réseaux constituent une thématique de recherche pertinente. Leur pertinence est à considérer par ce qu’elles apportent : un autre regard sur la science, ses limites, ses hiérarchies, ses confinements.

En suivant les traductions et les circulations qui s’opèrent entre le monde scientifique et d’autres mondes la question des frontières, de la participation, et la question de l’intermédiation deviennent particulièrement saillantes. Mes recherches s’intéressent ainsi aux sciences à travers une triple volonté. Saisir la matérialité et la spatialité des sciences en prêtant attention aux lieux, textures, objets et frontières des pratiques scientifiques. Suivre des pratiques et disciplines émergentes, et des objets en train de se construire, voire controversés. Problématiser l’idée de sciences et de techniques « participatives » en examinant la grammaire et les registres d’action de la participation. 

Repenser la participation et la co−production de connaissances

Un de mes terrains de recherche actuels est la biologie de « garage » ou « do-it-yourself ». Cette biologie est basée sur différentes pratiques et logiques :

  • pratiques amateur et de bricolage,
  • éthique du hacking et de l’open source,
  • volonté de domestiquer la biologie moléculaire et la génétique,
  • idéal de participation et des sciences citoyennes.

Dire que la biologie de garage « démocratise » la science, c’est aller un peu vite en besogne. Pour comprendre ce qu’il en est de cette démocratisation, il me paraît non seulement nécessaire de la saisir en tant que processus, mais aussi d’en présenter les dimensions concrètes. Cette approche permet de décrire la démocratisation de la science à l’œuvre dans la biologie de garage comme un processus à la fois spatial (construction de nouveaux espaces), technique (contournements créatifs autour d’équipements), social (création de réseaux/laboratoires accessibles) et politique. En d’autres termes, la démocratisation et la participation demandent à être examinées à travers leurs gestes, leur grammaire et leurs registres d’action, comme bricoler, expérimenter, contourner, comparer, rendre abordable, partager, démystifier, libérer, autonomiser, hacker.

Les différentes formes de « valuation » dans la biologie de garage sont un autre processus qu’il faut saisir. On observe ainsi des valuations marchandes (avec ses investissements, produits et marchés) et non-marchandes (sociales, éthiques et culturelles). Ces valuations sont particulièrement distribuées et hétérogènes : sont valués en même temps des produits, des pratiques, des principes, des lieux, des formes d’organisation. Ces valuations sont censées produire un intérêt dans un triple sens : un intérêt général (bien public), un intérêt pour le public (sa curiosité) et un intérêt monétaire (en faisant participer financièrement d’autres personnes).

D’autre part, le côté low-tech et « convivial » des technologies est souvent mis en avant : notamment dans l’agriculture open source, que j’explore à travers l’auto-construction d’équipements agricoles par la coopérative l’Atelier Paysan (Chance & Meyer, 2017) et différents collectifs en Grèce (Meyer & Pantazis, 2018).

Nouvelles configurations et communautés en biologie 

La biologie de synthèse, quant à elle, offre un terrain particulièrement fertile pour examiner des nouvelles communautés scientifiques. Nous avons proposé la notion de « community-making devices » (dispositifs créateurs de communautés) (Molyneux-Hodgson & Meyer, 2009) pour conceptualiser les marqueurs et constructeurs de communauté. Les communautés scientifiques émergentes, comme la biologie de synthèse, puisent en effet dans un répertoire de dispositifs – associations, événements, conférences, revues, promesses, « succes stories » – qui visent à créer un sentiment d’appartenance à des collectifs et aligner les pratiques, les objets, les objectifs et les futurs des scientifiques.

Si la notion de « communauté épistémique » a ses atouts – mettre l’accent sur la nature collective de la production de connaissances et sur le positionnement de collectifs par rapport au politique – elle renvoie souvent vers une conception relativement cognitiviste de la diffusion de connaissances entre experts – des experts qui s’organisent de façon quasi naturelle et linéaire en communautés, en réponse à un problème politique. Il faut redéfinir ce que sont les « communautés épistémiques » en les problématisant de quatre façons :

  • les communautés épistémiques produisent et « agissent avec » des connaissances (en les produisant, publicisant, distribuant, accumulant et politisant) ;
  • elles sont fabriquées et stabilisées ;
  • elles sont dynamiques (elles ont diverses histoires, futurs et possibilités et elles se différencient, changent, se transforment et se politisent) ;
  • et enfin, outre produire des objets de connaissance, elles produisent également des producteurs de connaissances (leurs identités et leurs trajectoires individuelles et collectives).

Mais il faut aussi inventer de nouvelles notions : comme celle de « placing » – qui renvoie à l’idée de positionner, situer, localiser (Meyer & Molyneux-Hodgson, 2016). Ce concept permet de saisir et relier des entités qui sont généralement différenciées en tant que « locales » (universités, équipes de recherche), « nationales » (financements, politiques publiques, débats publics, plates-formes) et « non-locales » (compétitions internationales, conférences et publications). Il nous force aussi à nous déplacer empiriquement entre plusieurs sites et ainsi comprendre les processus par lesquels le social, le matériel et les objets techniques se co-construisent et la biologie de synthèse se « met en place » dans un espace (disciplinaire, institutionnel, géopolitique ou public). Les débats actuels autour de CRISPR et de l’édition génomique sont un autre site où ces enjeux sont particulièrement visibles et demandent à être étudiés.

Intermédiations

Que ce soit les « knowledge brokers », les boutiques de sciences ou encore les offices de transfert de technologie, force est de constater qu’on assiste à une institutionnalisation, à une professionnalisation et une formalisation des activités et lieux d’intermédiation. Cette intermédiation est particulièrement saillante dans le cas des knowledge brokers et la médecine translationnelle. Et elle nous amène à repenser des notions comme traduction, courtage, médiation, intermédiation, ou exploration.

Le mouvement et le positionnement des knowledge brokers est souvent décrit comme un « entre-deux » mondes. Toutefois, les déplacements effectués et imaginés sont plus complexes et multiformes qu’un simple va-et-vient entre deux mondes. C’est la géographie du travail des intermédiaires, leurs trajectoires et politiques de positionnement, qu’il faut donc expliciter. J’ai pu montrer qu’en se déplaçant, un intermédiaire accomplit un travail qui est triple : 1) mettre en circulation les savoirs, 2) les traduire et les transformer et, 3) en fin de compte, les rendre plus robustes. Le produit final de cette mise en circulation et traduction du savoir est la production d’une nouvelle forme de savoir, un « brokered knowledge » (qu’on pourrait traduire par « savoir négocié »). Ce savoir « brokerisé » est un savoir qui a été dé- et ré-assemblé, un savoir qui a été rendu plus robuste et plus utilisable, et un savoir qui doit servir localement à un moment donné.

La question de la traduction et de la mobilisation des savoirs est par ailleurs une question centrale dans mon positionnement académique. Je suis souvent amené à traduire mes recherches vers des publics non-académiques à travers : l’écriture de textes pour le grand public (entre autres pour d’Lëtzebuerger Land), la participation à des émissions de radio et des entretiens, des collaborations avec des musées (Medical Museion, Copenhague ; Science Museum, Londres ; Deutsches Museum, Munich), ou encore la mobilisation de mes travaux à travers des expertises (pour l’OCDE, le CCNE, l’INRA).

 

Références

Chance Quentin & Meyer Morgan (2017). L’agriculture libre. Les outils agricoles à l’épreuve de l’open source, Techniques & Culture [En ligne], Suppléments au n°67.

Meyer Morgan (2006) Partially Connected to Science: the Luxembourg Museum of Natural History and its Scientific Collaborators, PhD, Université de Sheffield.

Meyer Morgan & Kearnes Matthew (Eds.) (2013). Special Section: Intermediaries between Science, Policy and the Market. Science and Public Policy, 40(4).

Meyer Morgan & Molyneux-Hodgson Susan (2016). Placing a New Science: Exploring Spatial and Temporal Configurations of Synthetic Biology. In Merz Martina, & Sormani Philippe (Eds.). The Local Configuration of New Research Fields: On Regional and National Diversity, Springer, pp 61-77.

Meyer Morgan & Pantazis Alekos (July 2018). Making, adapting, sharing: fabricating open-source agricultural tools. P2P Foundation.

Molyneux-Hodgson Susan & Meyer Morgan (2009). Tales of Emergence—Synthetic Biology as a Scientific Community in the Making. BioSocieties 4(1-2): 129–145.

 

 

Photo #1 – hine, “Miniature Collage-Bioscience”, 18 septembre 2014. BY NC ND

Illustration #2 – Plans du Néo-Bucher (outil pour travailler le sol) distribué sous licence libre par l’Atelier Paysan. CC BY NC SA.

Photo #3 – Sylvia Fredriksson, “CRISPR DIY”, Biennale Internationale du Design 2017, 8 avril, 2017. BY

Photo #4 – Martin Malthe Borch, « Characters on the lab bench« . Medical Museion”, 15 janvier 2013. BY CC SA.

 

 

Tags :