Les débats sur la biologie de synthèse: nécessité ou mascarade ?

MORGAN1-Masque singeC’est un événement mémorable auquel j’ai assisté. Mon domaine de recherches comprend l’étude de la gouvernance et la mise en débat de nouvelles formes de biologie, et depuis quelques années je consacre une partie de mes travaux à l’analyse de l’émergence et la gouvernance de la biologie de synthèse. Le lancement de débats publics sur la biologie de synthèse ne pouvait que m’intéresser. Ce 25 avril 2013 je suis donc installé dans une salle du CNAM où doit avoir lieu un débat public sur le sujet dans le cadre du Forum de la Biologie de Synthèse. Ce Forum a été pensé par ses organisateurs comme un « espace de débat ouvert et pluraliste, permettant l’échange d’informations, le partage de connaissances et l’expression de désaccords sur les enjeux multiples de ce domaine émergent » afin de favoriser une « discussion éclairée et constructive ». Mais rien ne se passe comme prévu. A peine commencé, le débat est interrompu par une quinzaine de personnes portant des masques de singe. Pendant une heure et demie, sur les deux heures de discussion prévues, les manifestants bloquent le débat. J’apprendrai plus tard que ce sont des « individus politiques » (dixit) de Pièces et Main d’œuvre (PMO), un « atelier » critique à l’égard des technosciences et de l’industrie.

Pour saturer visuellement, verbalement et physiquement l’espace du débat ils utilisent plusieurs méthodes. Ils brandissent des pancartes (« Participer c’est accepter », « Biologie synthétique Biologie scientifric », « Fermez le genopole et le CEA après on débattra ») et déploient une grande banderole disant « Non à la vie synthétique » devant le pupitre, cachant ainsi les deux coordinateurs du débat. Ils collent des autocollants sur les murs et le sol (par exemple, « en ce moment même King Kong détruit genopole », « débat pipeau pire que pour les nanos ») et répètent des slogans (« faux débats, on participe pas », « on sera là, à chaque faux débat »). Ils font du bruit, lisent une déclaration, distribuent des tracts et incitent le public à rentrer à la maison. C’est finalement grâce à l’intervention d’un groupe de lycéens que le débat a pu être reconduit pendant une quarantaine de minutes.

Voilà, en résumé, mes observations du premier débat public du Forum de la Biologie de Synthèse. Ce premier débat était censé éclairer la question « La biologie de synthèse existe-t-elle ? ». La forme qu’a pris l’événement m’a amené à réfléchir sur d’autres questions : Pourquoi et MORGAN3-Labo biologie de synthesecomment débattre d’une science comme la biologie de synthèse ? Comment comprendre et analyser les critiques des acteurs concernés ? Penchons-nous sur ces questions…

La biologie de synthèse a le potentiel de devenir un sujet « chaud » dans les années à venir. Cette science, au croisement de la biologie et de l’ingénierie qui vise à créer de nouvelles fonctions biologiques, est à la fois prometteuse et problématique. L’agenda scientifique c’est, par exemple, de pouvoir créer des biocarburants fabriqués à partir d’algues ou des bactéries capables de dépolluer des milieux contaminés. Les applications potentielles de la biologie de synthèse se situent dans plusieurs domaines – santé, environnement, énergie, chimie, matériaux – et on promet d’ores et déjà une « nouvelle génération de produits, d’industries et de marchés » et un « saut substantiel pour les biotechnologies ».

De l’autre côté il y a de nombreuses incertitudes : quels sont les risques ? Comment éviter la création de pathogènes à des fins malveillantes ou la contamination de l’environnement par des bactéries synthétiques ? Comment éviter la marchandisation du vivant ? Que ce soit le développement d’armes biologiques, le bioterrorisme, la création de monopoles, la création de vie artificielle : la biologie de synthèse soulève de nombreuses questions d’ordre éthique, social, économique et politique.

Pourquoi débattre ?

Face à ces promesses et questionnements, les pouvoirs publics recommandent un dialogue « réel » et « transparent » entre science et société et appellent à un débat public « serein », « apaisé et constructif »[1] – des mots qui ne surprennent guère si on replace ce débat dans l’histoire des controverses comme celles autour des OGMs et du nucléaire. La volonté affichée des pouvoirs publics est de considérer le public comme une entité qui doit être consultée et avec laquelle on doit communiquer ; les décisions sur les sciences et technologies ne doivent pas rester aux mains des seuls scientifiques et décideurs politiques. L’idée est qu’il faut une base de décision beaucoup plus ouverte, fondée sur des discussions « en amont » auxquelles contribuent une pluralité d’acteurs et d’intérêts – la participation du public servant à construire une légitimité pour cette « nouvelle gouvernance » de la science.

A cet effet, le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche a commandité en 2011 un rapport afin de définir des moyens pour organiser ce dialogue science-société. Le rapport recommande de suivre trois étapes, dont les deux premières sont suivies à la lettre. Un Observatoire de la Biologie de Synthèse est créé début 2012. Le Conservatoire National des Arts et Métiers est choisi pour l’héberger essentiellement pour deux raisons : il est considéré comme un « lieu neutre » et il a déjà une expérience dans les dialogues science-société, puisqu’il a été l’organisateur du NanoForum[2], un forum sur les nanotechnologies. Un Forum de la Biologie de Synthèse est ensuite lancé en avril 2013 (trois débats publics devaient suivre pour l’année 2013). Enfin, une conférence citoyenne est envisagée.

Vu la façon dont le premier débat (ne) s’est (pas) tenu, le Forum a été suspendu pour « repenser l’organisation du débat sur la forme et le fond » pour ensuite redémarrer en automne 2013. L’occasion, pour moi aussi, de réfléchir sur les enjeux, modalités et limites des débats publics sur les sciences. Et de me demander si la sociologie des sciences n’est pas elle-aussi prise dans un certain raisonnement : que la participation des citoyens et des débats « sereins » sont souhaitables en soi.

Comment analyser les critiques ?

Ces débats ne sont pas seulement un lieu de critique sur le fond et les enjeux socio-économiques et politiques de cette science. Pour comprendre les différentes positions critiques des acteurs intervenant dans les débats sur la forme même du débat, la distinction entre conflits « divisibles » et « indivisibles » est utile. « Tandis que les premiers se prêtent assez bien à la négociation et se règlent généralement par des solutions de compromis, les seconds s’y montrent beaucoup plus rétifs […] une part importante de l’action politique consiste précisément à modifier le MORGAN2-Banderolestatut des conflits : soit renforcer leur caractère indivisible, autrement dit durcir le conflit, soit au contraire, augmenter leur caractère divisible, c’est-à-dire faire émerger des espaces de négociation », écrit Yannick Barthe (2005), en mobilisant et repensant le travail de Hirschman.

Les débats autour de la biologie de synthèse peuvent, je pense, être compris à travers ces distinctions entre divisible/indivisible et négocier/durcir. D’un côté, l’Observatoire et le Forum se pensent comme lieu de dialogue et de débat où on peut délibérer et négocier. Censés anticiper des conflits, ces lieux de négociation peuvent néanmoins faire proliférer les conflits – sur le fond et la forme. A l’autre extrême, il y a PMO, un acteur « indivisible » qui ne veut ni négocier, ni discuter : « Nous n’avons ni question à vous poser, ni incertitude à lever. Notre position est déjà figée : nous n’acceptons pas » (tract). La critique de PMO peut être qualifiée de radicale et « totale », puisqu’elle s’attaque à la fois aux pratiques, aux objectifs, aux produits, aux institutions, au débat (considéré comme « pseudo-forum », « débat pipeau », « mascarade ») et aux sociologues impliquées (qualifiés de « sociologues de l’acceptabilité »).[3]

Entre ces deux positions, se situent des acteurs que j’appellerais ici « inversibles » qui négocient tout en formulant des critiques. Un exemple est la Fondation des Sciences Citoyennes qui est impliquée dans le Forum et l’Observatoire, mais qui définit sa collaboration comme « participation vigilante, critique et non inconditionnelle ». Selon elle, le Forum n’a pas clarifié si et comment ses recommandations auront un impact sur les décisions politiques ultérieures et il a eu tort d’avoir invité comme intervenants pour lancer ce premier débat uniquement des chercheurs. Une autre association, VivAgora, co-organisatrice du NanoForum, critique la « posture de surplomb analytique et académique » de l’Observatoire et insiste pour que les « désaccords » soient aussi pris en compte.

Une telle analyse des critiques et positionnements des acteurs nous force à problématiser des termes comme débat et participation et rend ces termes, eux-aussi, divisibles.

(La réflexion sur) la mise en débat des sciences : un travail continu

Pour l’analyse socio-politique des enjeux et difficultés de la mise en débat d’une science émergente, la biologie de synthèse est un terrain d’investigation intéressant. La scène décrite au début de ce texte a le mérite de soulever des questions fondamentales : Comment considérer, voir intégrer, les critiques adressées à une science, tout en assurant des débats démocratiques ? Comment donner la parole à une multiplicité d’acteurs, tout en évitant que certains acteurs la confisquent, l’étouffent, la monopolisent ? Comment débattre d’une science et, en même temps, de sa mise en débat ? Le péché qui a été commis : ne pas avoir assez réfléchit en amont sur ces aspects. Je propose trois remèdes : 1. Prendre au sérieux ces questionnements. 2. Ne pas confiner l’analyse d’une science encore incertaine par des catégories déjà certaines, mais en développer des nouvelles. 3. Utiliser la critique de façon double : comme objet à analyser et comme épreuve à passer (pour nos concepts).

Photo 1 : Pièces et main d’œuvre

Photo 2 : Dans un laboratoire de biologie de synthèse. Photo : Alexander van Dijk.

Photo 3 : Premier débat du Forum de la Biologie de Synthèse, 25 avril 2013, CNAM, Paris. Photo : T. Landrain.

 


[1] Citations de la SNRI et de l’OPECST.

[2] Le NanoForum était imaginé comme un lieu pluraliste/ouvert de débat sur les nanotechnologies : conçu pour « une sensibilisation de l’ensemble de la société à cette problématique », ce n’est pas, selon les organisateurs, un lieu de négociation/arbitrage, mais une « instance de révélation et d’écoute » (Dab et al. 2009).

[3] Une telle posture et stratégie de contestation a déjà été utilisé par PMO pour bloquer des débats sur les nanotechnologies – voir les travaux de Laurent (2010) et de Chateauraynaud (2009).

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