La quantification des inégalités et de la diversité en entreprise

 

Interview de Vincent-Arnaud Chappe.

L’équipe de recherche du CSI accueille Vincent-Arnaud Chappe, recruté comme chargé de recherche au CNRS. Ses travaux actuels portent sur les équipements statistiques des politiques de non-discrimination et d’égalité au sein des entreprises.

VA ChappeVincent-Arnaud Chappe est co-président du réseau thématique RT13 « sociologie du droit et de la justice » de l’Association française de sociologie. Il est membre du comité de lecture de la revue Terrains et Travaux.

Vos travaux portent sur la quantification des inégalités et de la diversité en entreprise. Dans quelle perspective se situent ces travaux et quels sont vos intérêts de recherche ?

Mes premiers travaux en sociologie politique du droit portaient sur le recours judiciaire contre les discriminations au travail : comment le droit cadre la discrimination, ce qu’il lui fait, quelle définition il en donne, quelle ressource il constitue pour les personnes discriminées. Pour le dire un peu vite, je me suis intéressé aux tensions entre les exigences propres à la grammaire juridique, les attentes de réparation des victimes et l’horizon politique lié à la lutte contre les discriminations. J’ai travaillé sur ces questions dans le contexte particulier du contentieux judiciaire[i], en étant attentif aux outils et aux technologies de preuve utilisés pour porter un cas devant la justice.

Mais le droit n’agit pas exclusivement dans le contexte de contentieux judicaire. Je m’intéresse depuis à ce qu’on appelle la managérialisation du droit, c’est-à-dire à la manière dont, dans le domaine du droit de la discrimination, les entreprises traduisent les normes juridiques et les intègrent dans la routine des activités de gestions et dans leur organisation. J’ai poursuivi cette piste sur la question connexe des statistiques comme outil de preuve : comment des outils et des indicateurs portant sur l’égalité entre salariés sont intégrés dans des entreprises et utilisés dans les activités liées au management, aux ressources humaines ou à l’action syndicale.

Je me suis par ailleurs ouvert à une question également liée à l’action d’outils statistiques, celle du militantisme par les chiffres – ou statactivisme. Au-delà du postulat classique selon lequel les statistiques seraient un outil de pouvoir, une série de travaux récents développe l’idée qu’elles peuvent devenir un outil de militantisme.

J’ai construit mon programme de recherche actuel sur ces bases théoriques et empiriques avec l’idée d’analyser de façon plus systématique la production de ces chiffres et de ces indicateurs d’égalité et de diversité en entreprise et leurs effets.

Comment abordez-vous ces questions ?

L’idée est de systématiser le raisonnement à partir d’une comparaison de quatre domaines : le domaine des inégalités hommes/femmes, où l’utilisation des chiffres est extrêmement institutionnalisée ; les domaines de l’appartenance syndicale et du handicap, où ce n’est pas institutionnalisé mais où il existe de plus de plus d’incitations ou de volonté de compter de la part des entreprises ; et le domaine ethno-racial, où au contraire il y a une forme de tabou, d’illégitimité à compter.

Je prévois d’étudier, de façon chronologique ou généalogique, l’émergence de ces outils au cours des trente dernières années : l’implantation et l’institutionnalisation plus ou moins importante des outils dans ces quatre domaines, et les croisements opérés entre ces domaines. La question des inégalités hommes / femmes est centrale puisque les outils (les rapports de situation comparée (RSC)[ii], en particulier) sont implémentés depuis 1983. Un second volet du projet prévoit des études sousChappe_RSC forme de monographies dans des entreprises : quels outils ont été mis en place, quelles ont été les controverses autour de la définition des indicateurs, de l’utilisation des chiffres et quelle est l’utilisation du chiffre ?

Les deux hypothèses majeures, sans être contradictoires, vont dans des sens différents. La première est que pour être efficace une politique de lutte contre les discriminations et pour l’égalité doit être appuyée sur des éléments quantitatifs qui permettent de penser l’égalité et l’inégalité comme un phénomène systémique, de sortir du cas par cas qui caractérise souvent l’action judiciaire. Ceux-ci permettent par exemple de dire que dans telle entreprise il y a, au niveau organisationnel, une discrimination des femmes. La seconde hypothèse est qu’en même temps, ce prisme quantitatif a des effets contraignants : il peut techniciser les discussions et exclure tout un ensemble d’inégalités et de rapports de pouvoir qui ne sont pas directement – ou moins facilement – traduisibles dans le langage des chiffres. Il y a des effets de sélection.

L’attention prêtée aux rémunérations est un exemple des effets concrets que peut produire le prisme quantitatif. Les plus grands écarts de rémunération concernent surtout les cadres et les cadres supérieurs ; on en vient donc à cibler la politique d’égalité femmes/hommes sur les femmes qui gagnent le plus ; elles font certes l’objet de discriminations, mais relativement aux femmes en général elles sont dans une position avantageuse.

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in V.A. Chappe (2015). Les discriminations syndicales saisies par le droit à PSA / PSA’s response to France’s anti-union discrimination laws. La Nouvelle Revue du Travail, [En ligne], 7.

J’ai pu observer un autre exemple des effets de technicisation : pour calculer les inégalités hommes/femmes, la direction d’une entreprise a décidé d’utiliser une méthode de régression multilinéaire que finalement presque personne ne comprend dans l’entreprise, ni les syndicats, ni même la direction ; ce choix produit des effets extrêmement intéressants de dépolitisation – en tout cas de glissement de la discussion sur des questions très techniques de coefficients statistiques ou de tests statistiques. Et en même temps, malgré ce glissement technique, des acteurs réussissent à retrouver des marges de négociation et d’action pour obtenir une « enveloppe de réparation » conséquente, preuve qu’il ne faut pas non plus avoir une lecture trop déterministe et univoque : ce sont aussi des outils qui permettent aux acteurs d’avancer collectivement, en leur offrant un espace de calcul commun au sein duquel ils vont pouvoir débattre.

Ce qui m’intéresse dans ces situations, c’est le fait que s’entremêlent ainsi des rapports de force, des arguments extrêmement techniques d’analyse statistique et des arguments plus politiques, appuyés sur des référentiels de lecture et d’interprétation des chiffes différents (plutôt sociologiques, économiques, gestionnaires ou juridiques).

[i] L’égalité en procès. Sociologie politique du recours au droit contre les discriminations au travail. Thèse de doctorat en sciences sociales à l’École Normale Supérieure de Cachan, sous la direction de Jacques Commaille, 2013.
[ii] Les entreprises de plus de 50 salariés ont l’obligation de produire annuellement un bilan quantifié de la situation comparée des hommes et des femmes dans l’entreprise (embauche, contrats, formations, rémunération, etc.).

 

Graphique #1 : Exemple de présentation d’un rapport de situation comparée en CCE dans une grande entreprise.

 

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