Enquêter sur les activités de maintenance et de réparation

Jérôme Denis est arrivé au mois de mai au CSI. Une partie de ses enquêtes portent sur le travail, souvent invisible, qui est accompli en amont de la circulation et de la diffusion des données, dans des domaines variés (administrations, banques, services de la ville…). Il développe par ailleurs depuis quelques années un programme de recherche autour des activités de maintenance et de réparation avec David Pontille.

Il co-anime Scriptopolis avec David Pontille et Didier Torny, un blog dédié aux pratiques ordinaires d’écriture.

L’émergence des Maintenance & Repair Studies

C’est lors d’une enquête sur la signalétique du métro parisien que David Pontille et moi avons compris l’importance d’observer une face peu connue du design et de la conception : le travail de maintenance des objets et des infrastructures. Notre étude s’était d’abord focalisée sur la mise en place d’une nouvelle signalétique dans les couloirs Photo 1-Denis-Pontille-1du métro, et sur le rôle de sa standardisation sans précédent dans l’ordonnancement des espaces de transport. En accompagnant les équipes de maintenance durant leurs interventions, nous avons découvert un monde beaucoup moins stabilisé que nous le pensions, dans lequel les opérations de supervision et de réparation assuraient, au jour le jour, la solidité, la pérennité et l’efficacité même du réseau de panneaux destiné à guider les voyageurs.

À partir de cette première expérience, nous nous sommes penchés sur les enjeux plus généraux que soulevaient la réparation et la maintenance, domaine d’activité trop peu étudié en sciences sociales. Au fil des années, nous avons rencontré d’autres chercheurs dans le monde qui partageaient notre intérêt, jusqu’à ce qu’un réseau de recherches prenne peu à peu forme, qui se cristallise dans ce qu’on pourrait appeler les Maintenance & Repair Studies.

Enquêter sur les activités de maintenance et de réparation est un geste qui a de nombreuses conséquences, aussi bien théoriques que politiques.

Repenser l’innovation

Le premier intérêt de cet objet de recherche — le plus évident — est qu’il oblige à se décentrer des discours les plus convenus sur l’innovation, qui présentent les technologies, et les acteurs qui accompagnent leur invention et leur réussite, sous un angle très étroit. On reconnaîtra là un geste déjà ancien dans les Science and Technology Studies, qui n’ont eu de cesse de décrire les innovations au plus près des circonstances toujours incertaines de leurs trajectoires, refusant d’utiliser à rebours des qualités intrinsèques ou des dimensions sociales externes pour expliquer le succès de technologies qui se sont transformées au fil de leur histoire, en même temps qu’ont été configurés leurs potentiels usagers. Comme le dit l’historien David Edgerton, se préoccuper de maintenance permet de passer d’une histoire hyper simplifiée, qui s’arrête sur un petit nombre de moments et d’acteurs, à une histoire complexe dans laquelle les technologies n’adviennent pas seulement dans le temps restreint de leur invention, mais sont sans cesse entretenues, réparées, parfois même transformées. Ces opérations, largement invisibles, voire dénigrées, sont assurées par des femmes et des hommes qui ne laissent pas leur marque dans les comptes-rendus officiels, mais jouent pourtant un rôle crucial dans les conditions d’existence même des technologies. Par ailleurs, loin d’être opposées, maintenance et innovation ne cessent de s’entremêler, certaines opérations de réparation ou de remise en état étant des occasions de trouvailles, voire d’inventions radicales.

Relativiser la panne et la stabilité

Dans la même veine, l’observation attentive des activités de maintenance et de réparation, en particulier des métiers qui leur sont dédiés, invite à reconsidérer la manière dont la stabilité de l’ordre social est envisagée en sciences sociales. Réparation et maintenance obligent notamment à repenser l’idée même de panne, ou de crise. Les Science and Technology Studies ont permis de délinéariser la description des trajectoires des innovations en insistant sur les moments de blocage. La panne, l’accident ou la controverse ont été à ce titre maintes fois utilisés comme occasion de donner à voir les composantes hybrides des agencements sociotechniques qui, en situation d’usage routinier, évoluent sous la forme de « boîtes noires » sur lesquelles nous n’avons que peu de prises. Si cette posture a été d’une grande richesse, elle est toutefois bousculée par les enquêtes sur la réparation et la maintenance. Dans les yeux et dans les mains des Photo 2-Lara Houstonmainteneurs, les oppositions panne/situation normale, ou crise/routine, ne sont en effet pas si pertinentes. Prendre au sérieux le travail de maintenance et de réparation invite en réalité à respécifier non seulement l’ordre sociomatériel, dont on comprend qu’il est entretenu continuellement par une série d’opérations préventives et curatives, mais aussi de relativiser l’idée même de panne. Dans certaines configurations, la maintenance et la réparation sont en effet pensées comme des moyens de remédier à des failles décelées par des spécialistes afin qu’elles ne deviennent jamais saillantes pour les usagers. C’est ce que nous avons pu observer avec la signalétique de la RATP. Dans d’autres cas, des usagers s’évertuent au contraire à redonner vie à des objets qui sont considérés comme définitivement endommagés. C’est ce que Lara Houston ou Steve Jackson et ses collègues ont par exemple observé en Uganda et au Bangladesh, mais aussi ce qu’a étudié Daniela Rosner dans des « repair cafés » aux États-Unis et en Europe.

Être attentif à la fragilité matérielle

Se familiariser avec les opérations concrètes de maintenance et de réparation, avec non seulement les compétences de celles et ceux qui les accomplissent, mais aussi avec les incertitudes et les difficultés qu’ils rencontrent, permet également de déplacer le regard que la plupart des recherches en sciences sociales portent sur le rôle des objets dans ce qui compose notre monde, et plus généralement sur la question de la matérialité. Dans la plupart des cas, en effet, l’invocation de la matérialité sert aux sociologues, gestionnaires, et autres historiens à insister sur la solidité et la tangibilité d’une certaine réalité « qui résiste. » Dans la veine des travaux de Giddens, prendre en compte la part matérielle du social revient dans ce cas à reconnaître les effets de contrainte et de durabilité de certaines configurations sociales stabilisées « dans le dur » des artefacts qui peuplent notre monde. Sans évacuer l’intérêt d’une telle perspective, les enquêtes sur la maintenance et la réparation favorisent la prise en considération d’un tout autre aspect de la matière, inversé en quelque sorte, puisqu’elles confrontent directement à la fragilité des objets et à la vulnérabilité matérielle du monde. L’attention à cette fragilité dégage l’horizon de la recherche et permet d’envisager la place des objets dans la constitution de la société sous un autre angle, confirmant l’importance des explorations matérielles en sciences sociales, mais tuant dans l’œuf tout penchant inavoué pour le déterminisme technique.

Politiques de la réparation

Finalement, se préoccuper de maintenance et de réparation permet de questionner de front les fondements politiques d’un monde tout entier tourné vers l’économie de l’innovation, où seule semble compter la possibilité de bénéficier de technologies et de services sans cesse renouvelés, fonctionnant parfaitement, 24 heures sur 24. En documentant les moments de réparation et de maintenance, on découvre les coulisses de ce monde. Coulisses proches, peuplées de travailleurs invisibles qui s’évertuent à « faire tourner la machine » en surveillant, consolidant, arrangeant, nettoyant, reprisant, restaurant, les objets et les infrastructures, afin d’assurer la continuité confortable de leurs usages ; ou coulisses lointaines, reléguées dans les pays pauvres où Photo 3-Ikiwanerd’innombrables opérations sont mises en œuvre pour faire revivre et durer des technologies issues des poubelles des pays riches. À ces espaces peu, ou pas, visibles s’ajoutent depuis quelque temps de véritables luttes explicites à travers lesquelles des associations d’usagers revendiquent un droit à la réparation, refusant la logique d’obsolescence programmée au cœur de la dynamique d’innovation.

De la maintenance au care

Les enquêtes sur la maintenance et la réparation s’inscrivent ainsi dans la veine des recherches qui invitent depuis quelques années à interroger les pratiques du care au sens général du terme. Au-delà des innovations et des innovateurs, que peut-on apprendre de celles et ceux qui prennent soin du monde qu’ils habitent ? Comment penser ensemble le care des personnes et le care des choses ? Comment prendre en compte la vulnérabilité de notre monde, sans la juger à l’aune d’une normativité tout entière centrée sur l’innovation et l’efficacité technologique ? Poser ces questions permet, nous l’espérons de développer ce que Maria Puig De La Bellacasa appelle un « ethos du care » au sein même des Science and Technology Studies.

 

Pour aller plus loin :

Denis, J. & Pontille, D. 2014. « Maintenance work and the performativity of urban inscriptions: the case of Paris subway signs », Environment and Planning D: Society and Space 32(3), pp. 404-416. (preprint)

Denis, J. & Pontille, D. 2015. « Material Ordering and the Care of Things », Science, Technology, & Human Values 40(3), pp. 338-367. (preprint)

Denis, J. & Pontille, D. 2015. « The dance of maintenance and the dynamics of urban assemblages », i3 Working Papers Series, 15-CSI-03.

 

Photo 1 Copyright : J. Denis et D. Pontille, Changement d’un panneau du métro parisien, juillet 2007.
Photo 2 : Copyright : Lara Houston, Sans titre, Repair shop, Kampala 2014.
Photo 3 :  Ikiwaner, Repair, 5 mai 2008  Wikimedia Commons (CC  Attribution-Share Alike 3.0 Unported)

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